Rencontre avec Yoan Fanise, créateur de 11-11 Memories Retold, un jeu vidéo qui a du sens

par
ThomasW
Temps de lecture 4 min.

Ancien d'Ubisoft où il a notamment travaillé sur les "Lapins Crétins", "Assassin's Creed" et "Soldats Inconnus", Yoan Fanise a fondé en 2015 son propre studio, Digixart, avec l'objectif de créer des jeux accessibles à tous, et surtout des jeux vidéo qui aient du sens. Édité par Bandai Namco, 11-11 Memories Retold s'inscrit dans cette démarche en proposant une vision unique de la Première Guerre mondiale. Rencontre avec un créateur passionné.

Ces 4 et 5 septembre, à Bruxelles, le Parlement européen accueillait « Innovation in Video Games : Benefits for Society – a Force for Good ». Dans un petit hall d'une centaine de m²,  Microsoft (HoloLens), Nintendo (Labo) ou encore Ubisoft (Assassin's Creed Discovery Tour) présentaient à des députés, des experts et des politiciens leurs derniers projets. Au milieu de ses grosses pointures, Yoan Fanise et un représentant de son éditeur Bandai Namco dévoilaient un jeu beaucoup plus intimiste, « 11-11 Memories Retold ». A deux mois de la sortie du jeu et après une courte session de gameplay, nous nous sommes longuement entretenus avec ce créateur français de jeux vidéo, souriant et gonflé à bloc par la sortie imminente de son titre et par les retours reçus lors de la Gamescom 2018.

Peux-tu revenir sur ton étonnant parcours dans le jeu vidéo ?

Yoan Fanise : C'est un parcours totalement impromptu. Ce n'était pas du tout planifié et je n'aurai jamais pensé un jour faire des jeux vidéo. À la base, je viens du son. J'ai commencé en tant que sound-designer dans des films d'animation. Ensuite, je me suis retrouvé à faire des sons pour le jeu « Beyond, Good & Evil ». Après avoir été chez Ubisoft pour mettre ces sons dans le jeu, j'ai commencé à travailler sur d'autres projets. Je fais partie des créateurs des « Lapins Crétins », j'ai créé le "Bwaaaaah" de leur langage. Un hasard de la vie. Après, pendant deux ans, je suis parti à Singapour pour m'occuper de la partie « bateaux » sur « Assassin's Creed ». Peu à peu, j'ai commencé à déborder et à sortir du son. J'avais des idées et je n'avais pas envie de rester cantonné au son. En revenant de Singapour, j'ai eu l'idée de « Soldats Inconnus », un jeu qui serait vraiment différent. Je me suis dit qu'il était bizarre qu'il n'y avait qu'un seul style de jeu de guerre. Avec « Les Lapins Crétins », j'avais fait des choses plutôt comiques, avec « Assassin's Creed » quelque chose de plus sérieux et historique, et avec « Soldats Inconnus », j'ai voulu faire un jeu qui parle de la guerre autrement.

 

Les jeux « Soldats Inconnus » et « 11-11 Memories Retold » sont aussi liés à une histoire familiale personnelle…

Oui. En commençant « Soldats Inconnus », je suis allé chez ma grand-mère et quand je lui ai expliqué que je travaillais sur un jeu sur la Première Guerre mondiale, elle est allée chercher dans le placard de la chambre trois classeurs de lettres. C'était toute la correspondance de son père mais aussi du frère de son père, Philippe, qui est mort au front. Son père est revenu vivant mais amputé des deux jambes. Il a tenu huit ans après la guerre puis, il est décédé. J'ai découvert toute cette histoire un peu par hasard, personne ne la connaissait dans la famille. Retracer l'histoire par les lettres était très émotionnel. Finalement, je me suis rendu compte que les soldats et leur famille ne parlaient pas de toute la stratégie militaire dans leurs lettres. Ce qui était important pour eux, c'était uniquement des considérations humaines : le fait d'être blessé, d'être en vie, de savoir quand on va rentrer, d'envoyer des colis de vivres,… Cette histoire personnelle m'a servi à faire la trame narrative.

Comment est né « 11-11 Memories Retold » ?

Il y a trois ans, je faisais une conférence à un festival « Game for change » à Paris. Dans l'assemblée, il y avait quelqu'un d'Aardman Animation (NDLR le studio qui a créé "Chicken Run" et "Wallace et Gromit"). En discutant avec lui, il m'a dit qu'ils aimeraient peut-être faire du jeu vidéo mais sans savoir comment. On a skypé deux trois fois et il y a eu cette discussion sur la Première Guerre, qui est un héritage commun que l'on partage avec les Anglais. On s'est dit qu'il fallait faire quelque chose pour commémorer le centenaire de la fin du conflit, avec une version équilibrée de la guerre basée sur plein de lettres écrites.

Dans « 11-11 Memories Retold », c'est une sorte d'accomplissement de faire un vrai jeu sérieux sur la guerre, en 3D, et dans lequel tu vas vivre des choses assez fortes émotionnellement. J'ai pu aller vraiment au fond du sujet. Le jeu est beaucoup basé sur les lettres. Le joueur pourra notamment choisir ce qu'il écrira dans son courrier. Il pourra choisir de mentir ou pas. J'ai remarqué ça dans les lettres de mon arrière-grand-père. Il écrivait que tout allait bien alors qu'en fait il était en train de se faire amputer. Mais il disait ça pour ne pas inquiéter ses proches. Le joueur incarnera deux personnages. Harry est un jeune homme, l'un des trois photographes officiels du Canada envoyé en Europe. Du côté allemand, le joueur incarnera Kurt, un ouvrier qui ne voulait pas aller à la guerre mais qui a été envoyé au front et il pourra choisir de mentir ou pas en écrivant des lettres à sa fille.

Le jeu est PEGI 12 (adapté à des enfants de 12 ans et plus). A quel point cela était important pour toi ? Cela a-t-il été contraignant ?

On est très contents d'être PEGI 12 alors que le jeu est en 3D et se déroule au cœur de la guerre. Je pense que l'organisme PEGI a compris que c'était important que des gens plus jeunes jouent à ce jeu. Cela leur fait se poser des vraies questions. Et puis, il n'y a pas de violence graphique, pas de sang, pas de scènes de torture. Ce n'est pas un jeu de tir. Il n'y a que deux moments où le joueur doit faire un choix avec une arme. La majorité du jeu se déroule d'ailleurs à l'arrière du front. Mais cela n'a pas été contraignant. Par exemple, on ne pouvait pas enlever l'alcool et le tabac qui étaient omniprésents dans les tranchées et on ne l'a pas fait.

Quand est arrivé Bandai Namco dans le projet ?

Dès le début. Comme c'était un sujet très sérieux, c'était important pour moi de bien le faire, avec des moyens derrière. J'ai été très surpris que Bandai Namco ait accepté. Ils m'ont dit qu'ils voulaient aussi faire des jeux narratifs, avec du sens, de ne plus faire uniquement des jeux japonais. Cela m'a par exemple permis d'enregistrer les voix avec Elijah Wood et Sebastian Koch, ou encore d'enregistrer la musique à Abbey Road.

Ph. T. Wallemacq

Les graphismes du jeu sont très surprenants. Quelles techniques ont été utilisées et comment as-tu eu cette idée ?

On voulait faire quelque chose d'unique, avec des couleurs incroyables. Le style du jeu est un peu « impressionniste ». Tout y est peint. La volonté derrière était de décrire la violence psychologique vécue par les personnages. Il y a même une histoire colorimétrique du jeu. Le directeur artistique d'Aardman a établi une histoire narrative des couleurs. Chaque personnage a sa couleur au début et suivant son évolution psychologique, les couleurs vont évoluer. Je n'avais jamais vécu et vu quelque chose comme ça.

D'un point de vue technique, c'est de la 3D basique réalisée avec le moteur Unity sur laquelle on a appliqué un moteur en plus qui interprète toutes les informations de la 3D et qui ajoute des tâches de peintures. C'est très compliqué, on a mis deux ans pour que ce moteur soit stable.

Pour ce qui est de l'inspiration, quand j'étais enfant, j'aimais bien Van Gogh. J'avais toujours en tête son portrait à l'oreille coupée. Je trouve que rien qu'avec la texture qu'il avait appliqué sur le mur en arrière-plan, on sentait qu'il était fou. Pour « 11-11 Memories Retold », on avait une histoire très émotionnelle à raconter, avec des gens traumatisés par la guerre. J'ai trouvé que ça serait génial de pouvoir montrer seulement par le trait une partie des choses qui se passent dans leur tête. Cette technique est devenue un outil narratif.

La musique occupe également une place importante.

Oui. Nous avons fait appel à Olivier Derivière. Cela faisait des années que je voulais travailler avec lui et par l'intermédiaire de Bandai Namco, ça a pu se faire. C'est un des rares compositeurs de jeu vidéo qui a cette formation classique et qui sait écrire des partitions pour un orchestre. Il a donc écrit pour le London Philharmonia Orchestra et on est allés enregistrer dans les studios d'Abbey Road, l'une des meilleures salles du monde où les musiques de « Star Wars », du « Seigneur des Anneaux » ont été réalisées. On a enregistré 1h30 ou 2h de musique pour le jeu. C'était génial.

Comme le trait de peinture qu'on applique enlève du détail, la musique et les voix sont encore plus importantes. Le son ramène de la précision et du détail là où visuellement on en perd. Il y a notamment beaucoup de voix off qui ont été enregistrées par Elijah Wood aux Etats-Unis et Sebastian Koch. Ces « voix de pensées » étaient très importantes pour moi car je voulais vraiment qu'on sente ce qu'Harry et Kurt pensent, qu'on comprenne leur cheminement intellectuel.

La date de sortie n'est pas due au hasard. Est-ce que cela a ajouté de la pression dans le développement ?

Cela a été très dur pour l'équipe car on n'a effectivement pas le droit de rater la date. Le jeu ne sort pas le dimanche 11 novembre car on ne peut pas sortir un jeu le dimanche, mais il sort le vendredi 9 novembre, juste avant. C'était un grand projet. On décrit quand même deux ans de la vie de deux personnages. Il y a plein de lieux et d'environnements différents, des émotions et des musiques différentes. Il y a plus de 9.000 lignes de dialogues. En plus, c'est traduit en 12 langues et ça sort simultanément au Japon, en Europe et aux Etats-Unis. Ça a demandé du travail mais c'était important et nous allons y arriver.

Ça m'a fait plaisir de voir que d'autres continents se sont intéressés par ce projet. Elijah Wood a par exemple directement accepté alors qu'il n'a plus besoin de travailler maintenant. Il choisit ses projets et il fait ça pour le plaisir. Il a choisi « 11-11 Memories Retold » car il trouvait que c'était un jeu qui avait du sens. Il est tellement investi dans le projet au point qu'il y aura un DLC qui sortira en même temps que le jeu. Ce sera un DLC développé en collaboration avec l'ONG World Child qui s'occupe des enfants de la guerre. Le joueur pourra choisir le montant qu'il donne pour l'obtenir. Il ajoutera des « collectibles » War Child comme des dessins d'enfants et des messages vidéo de personnalités. Elija Wood mais aussi des acteurs allemands et anglais ont participé. Cela ajoute une nouvelle dimension au jeu.

A quoi peut-on s'attendre au niveau de la durée de vie ?

Si on ne fait que l'histoire, il faut compter entre 6 et 8h. Par contre, si on veut récupérer tous les collectibles et parler à tous les individus, là il faut compter 12h, voire 14h pour les complétionnistes.

A quel point c'était important pour toi de faire un jeu accessible ?

On veut que ce soit accessible dans tous les sens du terme, le prix (NDLR 20 € pour la version téléchargeable, 30 € pour la version physique) comme le type de jeu. Notre mantra était « aussi simple que de tourner la page d'un livre ».

En fait, depuis quatre ans, des jeux comme Firewatch et Edith Finch ont montré qu'il n'était pas nécessaire de sortir de l'histoire et d'avoir une activité de jeu. Comme ces jeux sont géniaux, je me suis dit : « Allez, assumons qu'il n'y ait pas vraiment de gameplay », même si c'est quelque chose qui est encore très dur à dire dans l'industrie du jeu vidéo. Finalement, j'ai bien ces jeux qu'on appelle ‘simulateurs de marche'. C'est facile, on ne se dit pas qu'on va être bloqué. C'est aussi un jeu qui peut se finir en deux soirs. Tout le monde n'a pas le temps ou l'envie de passer 50h pour finir un jeu AAA. C'est un nouveau format qui marche de plus en plus. C'est intéressant de voir comment le jeu vidéo évolue. J'ai l'impression que ça se diversifie en genre mais aussi en format. En tant que développeur, ça permet de ne pas se mettre cette énorme contrainte.

Est-ce que tes prochains projets tourneront encore autour de la guerre ?

Oh non non non ! Deux jeux dans les tranchées, c'est énorme déjà (rires). Au contraire, à l'opposé, j'aimerais faire des jeux qui traitent de la vie dans lesquels on aura plus de joies, d'espoir. Je n'ai pas peur de faire des trucs naïfs ou « cheesy », comme on dit en anglais. Mon prochain jeu pourrait être vraiment positif, tout en parlant quand même de la mort car c'est un sujet que j'adore. Je pense que ça va être un jeu basé sur quelque chose comme : ‘Si tu pouvais changer ta vie pour ne pas avoir des regrets au moment de ta mort, qu'est-ce que tu changerais ?'. On a aussi en tête une sorte de road-movie.

11-11 Memories Retold sera disponible le 9 novembre sur PS4, Xbox One et PC.