«Ceci n’est pas un fait divers»: le livre poignant de Philippe Besson sur les victimes invisibles des féminicides

«Papa vient de tuer maman». Ainsi peut-on (presque) résumer l’histoire de «Ceci n’est pas un fait divers», le dernier livre de Philippe Besson. À travers les yeux de Léa, 13 ans, et de son frère de 19 ans, l’auteur aborde le sujet des féminicides, en rendant leur voix à leurs victimes invisibles.

par
Oriane Renette
Temps de lecture 6 min.

Ce livre est inspiré de faits réels. Il est né d’un témoignage que l’on vous a confié?

«Ce livre est né d’une rencontre en librairie avec un jeune homme. On a sympathisé, on s’est revus et nous avons conversé. Assez naturellement, je lui ai posé des questions sur son histoire familiale. Et là, il m’a avoué: mon père a tué ma mère. Cette révélation m’a plongé dans une grande sidération, une stupéfaction. Et même, dans le silence. J’ai compris qu’il se considérait comme une victime collatérale, invisible. Ce qu’il a vécu est terrible. J’estimais qu’il fallait donner à voir cela. Et peut-être la littérature, parce qu’elle est le lieu du sensible, peut raconter les destins fracassés de ces enfants-là.»

Quand survient un féminicide, c’est aussi toute une famille qui est victime… Et oubliée du système.

«Un féminicide, c’est une onde de choc qui touche la famille, les proches, les amis… Et en premier lieu les enfants. Je voulais comprendre comment ils peuvent continuer à vivre après une telle déflagration, une telle épouvante, une telle tragédie. Très peu de choses sont faites pour eux. Ils ne sont pas du tout pris en charge. Bien souvent, ils se retrouvent tenus à l’écart de leur propre maison, puisque la maison est devenue une scène de crime. Et quand ils peuvent la récupérer, on leur dit que c’est à eux de nettoyer cette scène de crime! C’est tellement au-delà de tout entendement… Je voulais raconter ces choses, presque inintelligibles, inimaginables, mais qui sont vraies.»

Après le drame, votre personnage principal, le fils, se lance dans une enquête pour essayer de comprendre. Avec cette terrible question: qu’est ce que je n’ai pas vu?

«Ce jeune homme est plongé dans une immense tristesse et dans une très grande colère. En même temps, il a besoin de comprendre. Établir des faits, mener des investigations… c’est déjà une façon de mettre la douleur à distance, de revenir à une forme de raison dans cette déraison absolue. Et c’est aussi une façon de se rendre compte que, peut-être, les uns et les autres sont passés à côté de plein de choses. Dans cette affaire, il n’y a qu’un seul coupable: le père. Pourtant, ce jeune homme parle de culpabilité. Il se demande ce qu’il n’a pas perçu ou pas compris. Évidemment, quand on reconstitue l’histoire par la suite, on se rend compte qu’il y eut des signaux. Mais tellement faibles qu’on ne les a pas pris pour des signaux. Des indices. Mais qui, pris isolément, ne faisaient pas sens. Quand vous remettez le tout ensemble, l’évidence vous saute au visage. Mais à ce moment-là, il est trop tard. Donc évidemment, ces enfants ne devraient pas s’en vouloir mais ne peuvent s’en empêcher.

Est-ce que l’on parvient un jour à se délester de cette culpabilité?

«Un enfant qui a vu ça, vous avez beau l’accompagner du mieux possible, l’entourer d’amour, travailler avec un psy… Comment se débarrasser de cette image? De cette plaie béante? Je pense que c’est un chemin extraordinairement long et accidenté. Et dont on ne sort jamais indemne. Cette mémoire traumatique là, même si on apprend à la gérer, c’est quasiment impossible de s’en débarrasser. Il faut apprendre à faire avec. Hélas, on voudrait que ces histoires se terminent bien, et que ça aille bien pour ces enfants. Dans le livre, je choisis justement de dire que ce n’est pas toujours le cas. Mais je voulais terminer sur une image qui permet d’espérer une résilience.»

Votre livre pose aussi la question de notre responsabilité, en tant que société…

«Oui: quelle est la part de nos aveuglements? Quelle est la part de nos arrangements avec le réel? Car cet aveuglement, volontaire ou involontaire, peut conduire à la tragédie. En même temps, les femmes victimes de violences conjugales, dans une large majorité des cas, le dissimulent. Elles ne parlent pas des violences psychologiques. Elles cachent les coups sur leur corps. Parce qu’elles vivent avec la peur au ventre. Donc évidemment, cela peut être difficile à percevoir. Mais c’est justement notre rôle, en tant que société, de faire en sorte que les femmes puissent parler.»

C’est le message du titre «Ceci n’est pas un fait divers»?

«Oui. Je suis épouvanté par cette fable selon laquelle nous avons vécu pendant des siècles et qui est celle du ‘crime passionnel’. Celle de dire que l’on tue par amour. Revenons-en aux basiques: quand on tue, ce n’est pas de l’amour. Jamais. On ne tue pas par amour. Et le corps d’une femme n’est pas un champ de bataille. Un féminicide, c’est avant tout un crime de propriétaire. Dans deux cas sur trois, le féminicide intervient alors que la femme dit qu’elle va partir, quitter le domicile conjugal. C’est le crime d’un homme qui ne supporte pas l’idée d’émancipation, l’idée que cette femme va lui échapper et avoir une vie loin de lui. Il la tue parce qu’il ne supporte pas qu’elle s’affranchisse. Cela dit quelque chose du patriarcat, de notre société fondée sur la domination masculine. Et je me mets dans le nombre de ceux qui n’ont pas vu et qui s’en sont tout à fait arrangés pendant des années. On s’en accommodait. Aujourd’hui, on ne peut plus faire comme si on ne savait pas. Et donc on ne peut plus le tolérer.

Que peut-on faire, collectivement?

«Ça commence dès l’enfance, avec l’éducation aux questions d’égalité et de parité. Ensuite, sur la question des violences conjugales, il faut faire en sorte que les victimes puissent en parler, pousser la porte d’un commissariat et porter plainte. Qu’elles décident d’accuser leur bourreau pour que la justice s’empare de cette question. Mais il faut aussi leur permettre de partir, d’échapper à celui qui les bat. C’est la question de l’hébergement, notamment.

Il faut reconnaître qu’il y a des choses qui vont mieux, qui se mettent en place. Bien sûr, il reste encore beaucoup à faire. Mais les consciences s’éveillent.»

EN QUELQUES LIGNES

«Papa vient de tuer maman». C’est avec ces cinq mots que son univers bascule. Cinq mots prononcés par sa petite sœur de 13 ans. Comment faire face à l’innommable? Comment surmonter une telle épreuve? Brisé, il se lance dans une enquête pour essayer de comprendre la redoutable mécanique qui a mené à l’acte de celui qu’hier encore il appelait «papa». Avec cette terrible question: à côté de quoi sommes-nous passés? Et aurait-on pu l’éviter? Avec «Ceci n’est pas un fait divers», Philippe Besson aborde le sujet des féminicides et l’un de ses angles aveugles: les enfants, victimes collatérales et oubliées de notre système. Un sujet difficile mais dont l’auteur s’empare avec toute la justesse et la pudeur qui s’impose. Avec beaucoup d’émotions et de sensibilité, sans jamais tomber dans le pathos. La plume est simple et belle. Le récit manié avec une grande subtilité. Comme à son habitude, Philippe Besson réunit dans son livre tous les ingrédients que l’on apprécie, dans une parfaite harmonie.

«Ceci n’est pas un fait divers», de Philippe Besson, éditions Julliard, 208 pages, 20€

5/5

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