Avec «Trois Sœurs», Laura Poggioli retrace l’histoire du parricide qui a ébranlé la Russie

Pour son premier roman, Laura Poggioli, noue sa propre histoire à celles des sœurs Khatchatourian. Ces trois sœurs qui ont tué leur père après avoir été victimes des pires supplices, et sont devenues le symbole de la lutte contre les violences domestiques en Russie.

par
Oriane Renette
Temps de lecture 5 min.

Pourquoi l’histoire des sœurs Katchatourian a-t-elle résonné en vous?

«Je l’ai découverte la dernière fois que je suis allée à Moscou, fin 2019. Je séjournais chez mes amis et me demandais ce que le mouvement MeToo avait donné en Russie. En réalité, il n’a vraiment pas eu beaucoup d’écho. Par contre, des activistes se sont positionnés contre les violences domestiques. C’est ainsi que j’ai découvert les sœurs Katchatourian. Leur histoire s’inscrivait d’un contexte particulier puisque, en 2017, était passée une loi de dépénalisation des violences domestiques (impliquant qu’un conjoint violent écope d’une amende, comme pour un excès de vitesse.) Je suis rentrée de Russie avec cette histoire qui m’avait happée, aspirée. En fait, elle me renvoie, moi, à une expérience de violence que j’ai connue en Russie, avec un garçon avec qui j’ai vécu là-bas.»

Comment avez-vous restitué leur histoire?

«Je n’ai pas pu leur parler car elles ne peuvent rencontrer ni journaliste, ni écrivain… mais j’ai été en contact avec leur avocat. Et comme leur affaire a eu un écho médiatique important là-bas, j’avais énormément de matière à disposition. Je me suis nourrie de tout cela. Le livre est une alternance de récit, de restitution directe, et de fiction. Je ne sais pas si elles le liront un jour, mais j’ai toujours pensé à elles en l’écrivant.

Dans le récit, j’ai essayé de tirer les fils entre cette enquête, les violences domestiques en Russie et mon histoire: celle d’une jeune française tombée amoureuse de ce pays, de sa culture et d’un de ses habitants. J’ai voulu également apporter un éclairage sur la société russe post-soviétique: le rapport à l’intimité, les relations hommes-femmes, le rapport à l’Occident…»

«S’il te bat c’est qu’il t’aime» est le proverbe russe qui ouvre votre roman.

«C’est un vieux dicton que l’on entend en Russie. Pour moi, cela montre l’impact, extrêmement fort, du totalitarisme sur l’intimité. ‘Intimité’, ce mot n’existait même pas en russe à l’époque communiste! Le foyer était le seul endroit où l’homme pouvait exercer une forme de domination. Mon analyse est que si la violence domestique a toujours existé, elle s’est peut-être renforcée à ce moment-là. En Russie, les chiffres sont hallucinants: 1 femme sur 4 est victime de violences conjugales. Par contre, là-bas, je n’ai jamais ressenti de violence dans les rues. Je n’ai jamais été harcelée. Je n’ai jamais eu peur de rentrer seule, tard le soir, par les petits dédales. Contrairement à Paris!»

La religion joue-t-elle un rôle là-dedans?

«Aujourd’hui, oui, l’Église orthodoxe a vraiment pesé beaucoup par rapport à la loi sur la dépénalisation des violences domestiques. Ce progressisme que l’on a en Europe énerve beaucoup de Russes: le mariage pour tous, le mouvement Metoo, le féminisme… L’idée est que l’État n’a rien à dire sur ce qu’il se passe dans les familles. Car si l’État ingérait dans la vie privée, ça aurait un impact sur l’autorité familiale (qui est sacrée), les traditions, etc. Là-dessus oui, la religion pèse beaucoup.»

On voit aussi que les trois sœurs et leur maman n’ont eu aucun moyen de se faire entendre. Alors que tout le monde savait…

«Aurelia, la maman, est allée plusieurs fois au commissariat mais il n’y a eu aucune réaction de la police. De plus, le père avait apparemment beaucoup de relations et de soutiens. Même les voisins avaient été se plaindre, mais rien n’avait été mis en œuvre pour les protéger. La protection de l’enfance est très compliquée en Russie.

Ce qu’ils n’ont pas, ce sont des centres pour aider les victimes de violence. Il y en avait autrefois mais beaucoup ont fermé à cause de la loi de 2012 contre les agents étrangers (et contre les structures subventionnées par l’étranger). Les quelques associations qui protégeaient les victimes ont été de ce fait démantelées ou privées de financement. Pour les victimes, il n’y a pas d’endroit où aller.»

Pensez-vous que leur histoire pourrait être le déclic qui fera changer les choses en Russie?

«Je n’aurai pas donné la même réponse il y a sept mois… Des activistes, comme Alyona Popova, et d’autres dont les avocats des trois sœurs (Alexeï Parchine, Marie Davtyan…) ont été très actifs par rapport aux violences domestiques. Ils espéraient vraiment que cette affaire ait un impact, et notamment via la Cour européenne des Droits de l’Homme. Dans une autre affaire, la Russie a déjà été condamnée par la CEDH. Mais aujourd’hui, elle s’en est détachée [en mars dernier, Moscou a décidé de ne plus appliquer les arrêts de la Convention européenne des droits de l’homme, ndlr.]

Si j’ai pu être optimiste, je ne le suis plus du tout. Depuis le 24 février, on a basculé dans autre chose. Les avocats et activistes n’ont plus pris la parole publiquement depuis. Ils ont peur. Beaucoup de gens ont été arrêtés. Cette loi de dépénalisation s’inscrit dans un rapport à l’Occident très conflictuel, où l’Occident est vu comme un contre-modèle. Or, on est tellement là-dedans en ce moment que je ne pense pas qu’il y aura de progrès autour des droits des femmes en Russie dans les prochains mois.»

Review

Elles sont trois. 17, 18 et 19 ans. Côte à côte, elles surplombent le corps sans vie de leur père. 36 coups de couteau. C’était ce soir, c’était maintenant ou jamais. Après des années à endurer les pires sévices: humiliations, insultes, coups, viols. Pour avoir tué leur bourreau, les trois sœurs Katchatourian sont traitées comme des criminelles. Leur affaire a provoqué une vague d’indignation en Russie où les violences domestiques, impunies, sont un véritable fléau. «S’il te bat, c’est qu’il t’aime», dit un proverbe russe.

Laura Poggioli s’empare de ce huis clos familial, tissant l’histoire des trois sœurs à la sienne, à celle de sa jeunesse moscovite. Un choix périlleux que ce parallèle. Mais l’autrice s’illustre dans l’exercice, en éclairant et décortiquant les mécanismes à l’origine de cette violence. Loin des discours simplistes, elle signe ainsi un premier roman poignant de véracité.

«Trois Sœurs», de Laura Poggioli, éditions de l’Iconoclaste, 320 pages, 20€