Après le suicide de son conjoint, Dorothée Caratini signe un récit bouleversant: «Le deuil, c’est l’intime et l’universel»

Décembre 2017. Dorothée Caratini fait face à l’indicible: elle retrouve son compagnon pendu dans la salle à manger, la laissant seule avec ses deux petites filles. Avec «Traverser la foule», son premier roman, elle nous raconte son deuil dans toutes ses facettes. Avec ses incompréhensions, ses questions, la reconstruction. Et un million d’émotions.

par
Oriane Renette
Temps de lecture 5 min.

Comment est-ce que vous vous êtes lancée dans ce roman?

«Je me suis lancée dans l’écriture de ce roman suite au décès de mon conjoint. Il s’est suicidé dans ma salle à manger. Cette situation était tellement absurde. Dit comme ça, ça n’a pas de sens. De toute façon, ça n’a jamais de sens. J’avais besoin de le raconter. Ce livre est né un soir où je ne savais plus comment exprimer ce que j’avais à dire. Il y avait trop de choses qui débordaient en moi. Je me suis dit que j’allais faire ce que je sais faire, c’est-à-dire écrire [Dorothée Caratini a été journaliste, ndlr]. J’ai commencé à écrire sur un blog, avec l’envie de créer un objet littéraire à partir de cette histoire personnelle. J’ai écrit à l’instinct. C’était une réaction à chaud qui est devenue un projet littéraire, sans perdre en spontanéité. Ça m’a permis aussi de raconter mon deuil en prenant de la distance, de la hauteur.»

Est-ce que l’écriture, et puis la publication, vous ont aidé dans votre processus de deuil?

«Oui tout à fait, même si je ne l’ai pas réalisé tout de suite. J’ai écrit pour partager et essayer de faire comprendre ce que je ressentais. Et pour le comprendre moi-même. Je n’ai pas vu tout de suite que ça allait m’aider. Et que ça pouvait même me faire du bien, et ce dans plein de manières différentes. C’est un peu comme si je vous léguais une partie de mon fardeau. Je l’ai aussi écrit pour mes filles, pour qu’elles aient un certain point de vue sur l’histoire. C’est aussi une façon de rendre hommage au père de mes enfants. Je ne l’oublie pas, il est là. Même si je ne vais pas le garder toute ma vie sur mon épaule. Et puis, le deuil est à la fois tellement intime et universel, quelles que soient les circonstances. On peut tous s’y retrouver. Même si je ne suis pas sûre que ce soit un livre ‘feel-good’ sur le deuil! (rires) La mort est un sujet difficile qui fait tellement peur. Tant que je suis là, j’ai envie de profiter de la vie et l’écriture de ce livre me permet aussi de sortir de cette position de deuil.»

On ressent à vous lire que, même dans le deuil, il y a des attentes et des injonctions sur ce qu’une veuve devrait penser, comment elle devrait se comporter…

«Tout le monde est confronté à toutes sortes d’injonctions tout au long de sa vie. Et d’autant plus lorsque l’on est une femme, et encore plus une mère. Quand survient le deuil, c’est très compliqué. Soit il faut que ce deuil s’éternise et que l’on soit effondrée, une veuve éplorée. Soit on doit être forte et immédiatement se remettre en selle. On peut le vivre comme ça, mais c’est souvent plus subtil. Il y a des matins où on se lève en pleine forme, et deux heures après, pour un détail, on s’effondre et on se rend compte que l’on ne va pas bien. Il y a des injonctions à aller bien, à ne pas trop en parler, à être courageuse, à aller de l’avant… Et puis toutes ces injonctions extérieures: il faut travailler, il faut être une bonne mère… Le livre m’a permis de faire fi de tout ça. C’est ma manière à moi à moi d’aller de l’avant. Le message que je voulais faire passer, c’est chacun vit son deuil à sa manière et que c’est tout à fait respectable. Si on a besoin de rire, on rit. Si on a besoin de pleurer, on pleure. On fait ce que l’on peut avec les outils que l’on a.»

Est-ce qu’un événement comme celui-là, d’une certaine manière, ça libère, ça affranchi de ces conventions? Ou était-ce déjà dans votre caractère?

«C’était un peu dans mon caractère. Les injonctions, il faut déjà apprendre à les repérer. Ça m’a pris du temps. C’est toujours plus simple de se conformer à une norme. Même dans le deuil, c’est plus facile de se conformer aux attentes stéréotypées que de le vivre à sa manière. Moi-même au début, je me conformais aux attentes. Parce que ça rassure tout le monde, au fond.»

Vous évoquez la «dignité». Vous vous en êtes sentie privée?

«Je me suis vraiment sentie effondrée, capable de rien et indigne de mes filles et de leurs attentes. J’avais besoin de cette énergie-là, qui n’est pas souvent celle dans laquelle je vais puiser. La dignité, je l’entends d’abord sur un côté un peu rigolard. Ce côté qui fait appel à la jeunesse, à la dignité que l’on peut perdre lorsque l’on fait n’importe quoi en soirée. Ça semble futile mais il y a un peu de ça. La dignité, c’est aussi la force, l’idée que l’on va relever la tête et marcher sans tituber. C’est l’énergie de se lever et de revivre une journée comme les autres. La dignité, ce n’est pas de fermer la porte à ses émotions et à leur expression. Pour moi, c’est l’expression d’une forme d’énergie. De continuer à aller de l’avant.»

Quel a été votre moteur, vos deux filles?

«Oui, beaucoup mes filles, évidement. Cet événement, et ce qui a suivi, m’a aussi permis de rencontrer plein de personnes, dont beaucoup de belles personnes. Et puis, ça m’a rapproché de ma famille. L’écriture de ce livre a été un super moteur aussi. Finalement, il s’est passé de belles choses grâce à ce petit blog. Je ne vais pas m’arrêter là. Je vais continuer d’écrire même si ce ne sera plus mon histoire. Ça m’a permis de me lancer vraiment en tant qu’autrice, et ça, c’était un vieux rêve d’enfance.»

«Traverser la foule», de Dorothée Caratini, aux éditions Bouquins, 208 p, 16€.