Mathias Malzieu: «Le réel a besoin de la poésie, et vice-versa» (interview)

Dans son dernier roman «Le Guerrier de Porcelaine», Mathias Malzieu rend un hommage touchant à son père. Rencontre.

par
Oriane Renette
Temps de lecture 5 min.

Dans son dernier roman «Le Guerrier de Porcelaine», Mathias Malzieu mêle sa voix à celle de son père, Mainou, pour raconter son histoire. En 1944, c’est dans une charrette à foin qu’il passe la ligne de démarcation. Il vient de perdre sa mère, et son père, résistant, l’envoie rejoindre sa grand-mère dans une ferme en Lorraine, zone occupée. C’est entre les souvenirs et les bombardements que Mainou va faire son deuil et découvrir le pouvoir de l’imagination.

Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’exprimer, de partager cette histoire-là?

«Depuis tout petit, c’est une sorte de légende familiale. Cette histoire de ligne de démarcation, cette Frohmühle, les trous d’obus dans le jardin, les bombardements, la tante Louise… On l’a toujours entendu raconter ça, comme des indices d’une chasse au trésor. À la fois tragique et avec une forme de malice chez mon père.

Quand je suis tombé malade, j’ai eu besoin de dévier le tir de l’ordre des choses qui était trop violemment bousculé. J’avais l’impression d’être le père de mon père, d’être malade et plus vieux que lui. J’avais du mal à supporter la tristesse qu’il cachait si mal quand il venait me voir à l’hôpital. On avait plusieurs béquilles possibles. La coupe du monde de 2014 en était une. Ou le faire parler de son enfance.»

Se glisser dans la peau de son propre père, ça doit poser des tas de questions, non?

«Ah oui! Il y a des questions que je lui ai posées à lui. Certains auxquelles il a su me répondre, d’autres non. Et puis il a fallu que je m’émancipe de ses souvenirs. C’est là que les outils de bricolage du romancier se sont mis en marche. J’ai fabriqué quelque chose, mais je l’ai fabriqué sur des racines réelles. J’ai fait ma cuisine entre les souvenirs de mon père, ses souvenirs de souvenirs et mes recherches historiques sur la libération du pays de Bitche. Et ensuite, j’ai essayé de me glisser dans la peau de mon père, et d’en faire un véritable personnage de roman. Et puis j’ai dû mettre de moi dedans aussi. Je me suis servi du deuil de ma mère pour ressentir, et pas simplement faire un exercice de style. C’est pour cela que ça a pris du temps. C’était un plat compliqué à équilibrer en saveurs et en acidités.»

C’est un livre très différent de vos précédents, il y a peut-être moins de fantaisie?

«Peut-être pas moins de fantaisie, mais pas de surnaturel. À chaque fois que je voulais ajouter un ‘truc’, on perdait de l’émotion. Pour ce livre-là, c’était mieux de rester connecté au personnage. Et puis, un gamin de 9 ans qui perd sa mère, qui ne sait pas s’il va revoir son père, il n’y avait pas besoin d’artifice! Le garçon traverse la ligne de démarcation pour aller dans un territoire annexé. Il vit entre les bombardements, avec une bigote et un hâbleur poète… J’avais un matériau de réel tellement romanesque, incroyable. La fantaisie, l’imagination, le merveilleux, ils sont omniprésents, mais en hors-champ. Comme un alcool incolore, on ne le voit pas… Mais parfois c’est encore plus fort.»

Vous avez toujours ce besoin d’explorer, d’être dans des projets très différents?

«Oui, l’exploration c’est très joyeux parce que j’apprends à chaque fois. Je savais que pour ce livre, c’était mieux comme ça. Mais que pour d’autres, ce sera mieux de mettre la patate sur l’imaginaire. Il n’y a pas de règle, mais il y a en a une par livre. Comme il y en a une par chanson. Après ce livre-ci, j’étais content d’imaginer une tout autre histoire, celle d’un orphelinat saturé des amis imaginaires oubliés. Parce qu’avec l’époque qu’on traverse, avec les écrans, les enfants croient moins de choses moins vite. Ils ont plus de concret, de réel. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, mais ça raconte qu’il faut retrouver une forme d’équilibre entre l’imaginaire et le réel. La poésie a besoin du réel, et le réel a besoin de la poésie et de l’imagination.»

Comment ça s’est passé dans l’écriture, avez-vous travaillé avec votre papa ou a-t-il découvert l’objet fini?

«Je lui ai toujours posé des tas de questions, et je lui ai toujours dit ce que je faisais, ce qui lui arrivait dans le roman. On s’est toujours consultés. Même si des fois, il restait un peu près du réel, il avait du mal à sortir de sa propre histoire. À Noël dernier, je lui ai fait une sortie rien que pour lui, les 60 premières pages. Au final, il est très fier et très ému.»

Est-ce que «le Guerrier» pourrait un jour donner lieu à film?

«Oui, c’est une envie, mais il faut rester humble avec ces envies-là. En tout cas, j’ai un désir clair et net et déjà beaucoup d’idées de réalisation. Et puis, comme disait Oscar Wilde: on vise la Lune et puis au pire on tombe dans les étoiles.»

En quelques lignes

En juin 1944, le père de Mathias, le petit Mainou, neuf ans, vient de perdre sa mère, morte en couches. On décide de l’envoyer par-delà la ligne de démarcation, chez sa grand-mère qui a une ferme en Lorraine. Ce sont ces derniers mois de guerre, vus à hauteur d’enfant, que fait revivre Mathias Malzieu, mêlant sa voix à celle de son père. Avec sa plume reconnaissable entre toutes, le chanteur de Dionysos signe un très bel hommage à son père. Ici, pas de monstres, de merveilleux ou d’artifice. Et c’est un bonheur de découvrir Mathias Malzieu dans ce nouveau registre. Car reste l’humour, la poésie et la magie de l’émotion. Que demander de plus? 5/5

«Le Guerrier de Porcelaine», de Mathias Malzieu, éditions Albin Michel, 240 pages, 19,90€