La lumineuse mélancolie de Trentemøller

Anders Trentemøller, fer de lance de l'électro danoise, revient en force avec un «Fixion» qui explore d'autres chemins obscurs. Si le natif de Copenhague a souvent effleuré les dancefloors par une musique teintée de minimal house, d'électro et de new wave, c'est de cold wave et de post-punk dont il est question ici. Sans passéisme, mais gorgé d'influences, «Fixion» est un pur et sombre plaisir.
par
Pierre
Temps de lecture 5 min.

Ce titre «Fixion» peut avoir plusieurs sens.

«C'est supposé se prononcer ‘Fiction' parce que cela vient d'une réflexion sur la musique. Que suis-je en train de faire? Qu'ai-je envie de proposer? J'écris une sorte de fiction parce que je fabrique ma propre bulle d'univers, mon monde rêvé indépendant du monde réel. C'est, en un sens, une sorte d'univers artificiel. En outre, j'avais envie d'écrire ce mot avec un ‘x' pour évoquer l'idée de ‘se faire un fix'. La musique peut agir comme une drogue. Quand vous écoutez de la musique, et même quand vous en faites, vous avez parfois l'impression d'oublier le temps et de partir en vol.»

Nous ne sommes plus ici devant un pur album électro. C'est davantage dark wave et post-punk.

«Oui. Je n'ai jamais vraiment vu ma musique comme étant de l'électronique. Je veux juste essayer de faire de la bonne musique. Cela peut prendre n'importe quelle direction. Je me laisse dicter par chaque morceau. C'est à la moitié du parcours que je me suis rendu compte de la sonorité et du chemin qu'il prenait. Cela vient à moi très naturellement.»

On sent une très forte influence des années 80, mais la partie la plus dark.

«Complètement, parce que c'est la musique avec laquelle j'ai grandi. En quelque sorte, elle a forgé mon identité. Non seulement la musique, mais également l'esthétique de l'époque qui fait également partie de moi.»

Et quand on évoque cette décennie, quels groupes avez-vous en tête?

«Évidemment The Cure, Joy Division, etc., mais aussi jusqu'aux années 90 avec My Bloody Valentine ou Slowdive. Mais ce n'est pas un album rétro qui puise ses références dans les années 80. Ce ne sont juste que des influences.»

Aviez-vous une idée précise avant d'entamer cet album?

«Non. Au départ, cela reste toujours très ouvert. Je ne pense jamais à des idées claires, j'essaye vraiment de partir d'une page blanche et de me laisser guider par la musique. Le gros challenge, c'est lorsque vous vous retrouvez avec beaucoup de morceaux, et que certains ne correspondent pas à ce que vous voulez réellement. Pour cet album, c'était plus simple, j'ai rapidement vu où il me menait, c'était vraiment un ‘flow' naturel. C'est un album qui a un début, un milieu et une fin. Il raconte une histoire. J'ai toujours l'espoir que les gens l'écoutent en une fois. Je sais que la jeune génération ne le fait plus, ils choisissent une chanson ou deux sur Spotify. Mais moi, j'aime toujours le format album.»

Comment travaillez-vous? En jouant avec les machines?

«Non, je suis un peu ‘old fashion' sur ce point, parce que je travaille d'abord sur mon piano. J'ai toujours l'envie de trouver des mélodies fortes, c'est plus facile pour moi de les trouver derrière mon piano, d'en faire ressortir la ‘bassline' et la chanson. Et en studio, je peux les faire prendre diverses directions. C'est toujours un peu compliqué d'écrire de la musique seul parce que vous êtes maître de vos décisions, et parfois vous avez des doutes, vous devez être sûr de prendre la bonne décision. La plupart du temps, vous vous retrouvez complètement nu.»

Un morceau comme ‘Sinus' ne peut pas s'écrire au piano.

«Non, en effet (rires). ‘Sinus' est né d'un MS-20 (un synthétiseur analogique Korg, ndlr). Le morceau a été en grande partie fait sur ordinateur. Mais tous les morceaux où l'on retrouve des voix ont d'abord été écrits sur piano. ‘Sinus' a été le premier morceau sur lequel j'ai travaillé pour ce nouvel album.»

J'ai l'impression que vous avez toujours ce besoin de redéfinir sans cesse votre musique.

«C'est une chose à laquelle je ne pense pas vraiment. Je fais surtout la musique que je ressens au moment de l'écrire. Je ne m'assieds pas en me disant ‘Bon, je vais me réinventer'. Pour moi, c'est une lente progression. Mais je peux comprendre que, vu de l'extérieur, je donne l'impression de sauter de style. Pour moi, c'est juste un feeling, ma musique ne sonne pas comme il y a dix ans. D'ailleurs, je crois que je m'ennuierais si je devais sans cesse faire la même chose.»

C'est donc une photo de vous ici et maintenant.

«Oui, c'est un peu comme un Snapchat. On y entend à la fois mon but mais aussi mon background. Et j'ai l'impression d'apprendre à chaque album. Pas seulement d'un point de vue technique mais également dans la façon d'écrire. C'est toujours particulièrement fun et intéressant de découvrir les nouveaux territoires que l'on aborde. Mais je n'y pense pas trop en amont. C'est surtout du feeling.»

Deux mots peuvent définir cet album: dark et romantique. Voire peut-être même mélancolique.

«Le plus drôle, c'est que je suis vraiment un mec heureux (rires). À la base, mon idée n'est pas de faire un album mélancolique, mais ma musique me permet peut-être justement de ne pas l'être. C'est un sentiment que je dois avoir en moi d'une façon ou d'une autre. Et en ce sens, ma musique m'aide à ne pas être dépressif. C'est important pour moi qu'elle ait en elle des éléments d'espoir, et qu'elle ne soit pas seulement ‘dark and heavy'. D'où un certain romantisme qui peut s'en dégager

Vous avez toujours aimé les voix féminines.

«Oui, c'est vrai. Peut-être aurai-je envie de voix plus masculines pour le prochain. En tout cas, pour cet album, je ne voulais pas de cinq ou six vocalistes comme j'ai eu pour le précédent. Je voulais me laisser guider en quelque sorte par une seule voix. Et j'avais la sensation que Marie Fisker et Jehnny Beth (chanteuse de Savages, ndlr) avaient des voix qui s'accordaient bien sur cet album. Elles ne sont pas si éloignées l'une de l'autre.»

Pierre Jacobs

Trentemøller «Fixion» (News)

Ph. Andreas Emenius