Keren Ann: « Chaque album est un chapitre de ma vie »

par
Pierre
Temps de lecture 5 min.

Ses mentors se nomment Bruce Springsteen et Bob Dylan, mais c'est du Joni Mitchell qui sort imperceptiblement du nouvel album de Keren Ann "You're Gonna Get Love". Un septième opus plein de chaleur, de langueur et de nostalgie qui offre au crépuscule d'une belle journée quelque chose d'étincelant.

Plus les années passent, et plus vous vous laissez du temps entre deux albums, le précédent datant déjà de février 2011.

«C'est vrai qu'entre mon album de 2007 ‘Keren Ann', et ‘101' en 2011, il s'est passé quatre ans. En fait, à partir du moment où je décide de faire un nouvel album, il ne se passe pas autant de temps. C'est juste qu'il faut du temps pour commencer, parce que j'avais d'autres projets en parallèle, et surtout parce qu'un bébé est arrivé à la maison entre-temps.»

Il paraît que pour trouver une technique de travail, vous vous êtes inspiré de Nick Cave.

«J'étais juste tombée sur une interview de lui où il disait qu'il allait au studio le matin en respectant presque des horaires de bureau. Ca ne pouvait parfois durer que 2-3 heures, mais même s'il ne se passait rien, il prenait le temps de travailler. Je trouvais cela très intéressant. Avant la maternité, j'avais parfois le temps d'aller en studio, et de ne pas en sortir pendant trois jours, jusqu'à avoir quelque chose dont je sois satisfaite. Mais quand on a un enfant, on a un temps qui est limité pour écrire, parce que justement l'écriture des mots a un rapport avec le fait d'être centré sur soi. Avoir un enfant, c'est être tout… sauf centré sur soi. C'est important de séparer les choses et sortir de sa maison, justement pour décrocher. Il fallait juste que je retrouve le rythme.»

De quel album aviez-vous envie avant de vous mettre au travail ?

«J'avais une idée très précise de ce dont j'avais envie. Je savais qu'il me fallait quelqu'un pour m'aider d'un point de vue sonore (le producteur Renaud Letang, ndr), parce que je voulais faire beaucoup de live. Par contre, au niveau de l'écriture, c'est devenu fluide assez vite. J'étais très contente de la matière. J'avais une image précise presque de l'ordre des chansons, et de cette ambiance un peu blues. Et pour l'enregistrement, j'avais envie de quelqu'un qui soit le capitaine du navire, qui soit à la console.»

S'il fallait trouver un fil rouge à toutes ces chansons, quel serait-il ?

«J'en suis toujours le lien, puisque ce sont des histoires qui me concernent. J'en suis la narratrice, ce sont mes émotions qui sont mises en formes. Le ‘storytelling' a toujours été un monde que j'adore. J'ai vraiment l'impression que j'écris un chapitre en plus de ma vie à chaque fois que je fais un album.»

C'est vrai qu'à la lecture des chansons, on sent clairement une volonté presque littéraire de raconter une histoire.

«Oui, parce que j'aime l'idée que ce qui est juste et honnête par rapport à moi, c'est l'émotion qui est ressentie, c'est l'ambiance qui est donnée par le mot, les harmonies, la progression, les couches de textures et d'instruments. Quand j'ai besoin de mettre en ordre et créer une architecture pour la chanson, j'ai parfois besoin d'emprunter des histoires, mais l'émotion est toujours très liée à ce que j'ai vécu.»

Est-ce un album qui était donc facile à faire émotionnellement ?

«Facile n'est jamais le mot mais c'est déjà un luxe de pouvoir vivre de l'écriture de ses chansons. J'aime tout le travail de composition. On ne cherche jamais la facilité quand on écrit parce qu'on cherche la poésie, la luminosité, un bon équilibre entre la mélancolie et la nostalgie. Il faut avoir digéré une histoire et pouvoir l'explorer dans la chanson, lui donner du son, un paysage sonore qui correspond au ressenti.»

Pourquoi avoir choisi le morceau « You're gonna get love » pour le titre à cet album ?

«Je pense que cette chanson décrit parfaitement bien l'ambiance un peu ‘bluesy' qu'il y a dans l'album, le côté rock, mais aussi relationnel, parce que ce qui m'intéresse, c'est l'amour, les relations, le rôle maternel…»

C'est une chanson qui sonne comme une ouverture, alors que l'album se termine par un « You have it all to lose » dont le sens évoque une fin.

«Je trouvais que c'était une belle fin. Beaucoup de morceaux tournent autour du thème que l'on ne reconnaît la valeur d'une chose qu'après l'avoir perdue. Cette chanson est une version au futur. On dit parfois ‘j'ai rien à perdre', mais, en fait, on a tout à perdre si on ne fait pas attention, si on n'y prend pas garde et si on ne prend pas en compte la limite des choses.»

Cet album a été écrit « entre Brooklyn et Paris ». Mais c'est surtout Brooklyn que l'on entend.

«Forcément. C'est un album qui est en anglais, c'est ma culture d'écriture en général, ne serait-ce que par ma langue maternelle et mon code de pensée par rapport au ‘songwriting' et mes artistes mentor. On va donc plus ressentir ces paysages anglo-saxons que francophones, même si une très grande partie de ma vie est vécue à Paris. Et peut-être que même ma façon de décrire Paris peut sembler américaine. C'est une vision de quelqu'un qui n'est pas Français d'origine et pour qui les rues, les pavés rappellent un ailleurs.»

On sent comme du Joni Mitchell dans cet album.

«Je ne me suis pas penché plus dans son œuvre. Mais c'est une période qui me colle bien, entre Bruce Springsteen, Dylan et Cohen. Ce sont tous mes mentors dans l'écriture. Mais je connais beaucoup moins l'oeuvre de Joni Mitchell que j'adore et j'admire que celle de Springtseen. Mais elle fait partie d'une génération d'écrivains qui m'estt très chère.»

Keren Ann « You're Gonna Get Love » (Universal)

Keren Ann sera en concert au Théâtre 140 à Bruxelles le 10 décembre

Pierre Jacobs

Ph. Amit Israëli