Jacques Audiard dévoile 'Dheepan', sa palme d'or

par
Laura
Temps de lecture 5 min.

Vous les connaissez: ces vendeurs de roses qui essaient de vous refiler une fleur fanée, alors que vous prenez tranquillement une bière bien fraîche ou un verre de rosé sur une terrasse. Apitoyé, vous les écartez d'un geste de la main, en général sans daigner les regarder. Vous ne ferez plus pareil après avoir vu ‘Dheepan' de Jacques Audiard, l'histoire d'un guerrier tamoul qui, muni de faux papiers et d'une fausse famille, espère trouver refuge dans les banlieues parisiennes. Le film a remporté la Palme d'or à Cannes, Metro a rencontré le fier réalisateur. «J'en ai marre du narcissisme des films occidentaux. Je veux d'autres visages, d'autres couleurs, d'autres langues.»

‘Dheepan' raconte l'histoire de réfugiés qui fuient le Sri Lanka pour la France. Remplacez le Sri Lanka par la Syrie, et cela devient tristement actuel.

Jacques Audiard:

«Oui, mais quand nous avons commencé à écrire le scénario il y a cinq ans, le contexte international était encore totalement différent. Nous avons été rattrapés par l'histoire, c'est exact. Mais finalement, ce film ne parle pas de la lutte pour la survie d'un réfugié. Dheepan se trouve déjà au stade suivant: il essaie de comprendre cet étrange monde qui est le nôtre et d'y trouver sa place. Il veut se rendre utile, être serviable, s'intégrer.»

Depuis que j'ai vu Dheepan colporter ses fleurs dans le film, je ne regarde plus de la même manière les vendeurs de roses qui m'accostent sur les terrasses de café. Maintenant, je vois des gens avec une histoire. Était-ce votre but?

«Je suis en effet parti de cette question: d'où viennent ces gens? Qui sont-ils? Pour moi, ce sont des héros. Ils ont déjà plus vécu dans leur vie que je ne pourrais vivre en trois vies. Ils nous confrontent aussi à nous-mêmes, ils nous font réaliser que nous sommes des nantis, des repus, et que nous les méprisons.»

Vous les appelez des héros. Cela explique-t-il pourquoi vous faites de Dheepan un héros d'action à la fin?

«Je voulais lui donner une dimension mythique. A la fin, il devient invulnérable, comme un héros de l'Antiquité.»

Ou comme Travis Bickle à la fin de ‘Taxi Driver'.

«J'y ai pensé, absolument. Et en prenant Robert De Niro pour modèle, je pouvais faire de Dheepan un vrai personnage de cinéma, un héros de film.»

Une partie de la critique à Cannes trouvait que cette scène n'était pas assez réaliste. Mais voulez-vous faire des films réalistes, en fait?

«Non. Regardez, il y a un moment dans le film où Dheepan trace une ligne à la craie entre deux barres d'immeubles. Ainsi, il divise non seulement le quartier en deux, mais aussi le film. Une fois cette ligne franchie, vous êtes dans un film de genre. Je fais de la fiction, pas du documentaire social. J'utilise cependant des éléments de la réalité, mais je ne me laisse pas limiter par ceux-ci. Lorsque j'étais à la recherche d'une prison pour tourner ‘Un Prophète', je ne voyais plus à la longue que les inconvénients d'un vrai décor de ce genre. J'ai alors décidé de faire construire moi-même un décor de prison. La cité que l'on voit dans ‘Dheepan', n'est pas réaliste non plus. Un tel endroit n'existe pas. J'ai le droit, je trouve, de choisir des lieux qui existent et d'en faire des décors de cinéma.»

La réalité dans ‘Dheepan' est en outre filtrée aussi par le regard d'un Tigre tamoul traumatisé.

«Exact. Je voulais tout filmer à travers ses yeux. Le spectateur voit ce que Dheepan voit, et ce n'est pas forcément la réalité. Lorsqu'il arrive par exemple à son nouvel immeuble d'appartements, il voit des gens marcher sur le toit. En soi, ce n'est pas quelque chose qui doit inquiéter, mais lui, il perçoit cela comme quelque chose de très menaçant, parce que cela lui rappelle de mauvais souvenirs.»

L'acteur principal Antonythasan Jesuthasan a été lui-même un Tigre tamoul. Le saviez-vous quand vous l'avez choisi pour le rôle?

«Non! Les Tamouls qui vivent en France, ont presque tous fui la guerre civile sri-lankaise. Soit ce sont de simples civils, qui ont perdu une partie de leur famille dans des conditions atroces, soit ce sont des Tigres, qui ont plus que probablement tiré un jour sur de simples civils. Vous comprenez que pour vivre en paix, ils ne parlent pas de leur passé au sein de la communauté. Antony ne m'en avait donc rien dit lorsque je lui ai confié le rôle. Mais à un moment donné, il a dit sur le plateau: ‘Ce personnage, c'est moi. Ton film, c'est mon histoire.' Il m'a alors donné le livre qu'il avait écrit sur son passé. Je l'ai lu, et après ça, nous n'en n'avons plus jamais reparlé.»

Pourquoi vouliez-vous, en fait, faire un film avec des acteurs qui parlent une langue que vous ne comprenez pas?

«Depuis ‘Un Prophète', je ressens le besoin de montrer de nouveaux visages. Des gens avec d'autres couleurs et d'autres façons de parler. Je trouve que le cinéma français -et le cinéma occidental en général- se regarde beaucoup trop dans le miroir: combien de fois avons-nous déjà vu nos propres visages roses et nos jolies blondes sur le grand écran? J'en ai assez de ce narcissisme. C'est pourquoi je trouvais rafraîchissant de confronter le public à des acteurs qui ne nous ressemblent pas du tout. Certains qualifient ‘Dheepan' de film politique parce qu'il parle de migration et d'intégration. Mais ce n'est pas exact, à mon sens. Consacrer sept millions à un film avec des acteurs tamouls inconnus, qui doivent être sous-titrés par-dessus le marché: ça, c'est un acte politique. Une telle idée, normalement, est totalement invendable. Mais c'est quand même important: permettre au public de faire la connaissance de personnes qui, normalement, sont très éloignées de lui. J'appelle ça vivre ensemble. Que film ait été récompensé de la Palme d'or, c'est encore plus réjouissant, car maintenant beaucoup plus de gens auront l'occasion de le voir.»

Ph. DR