Eric-Emmanuel Schmitt: Enquête sur la violence commise au nom de Dieu

Après «La Nuit de feu», dans lequel il dévoilait sa foi, Eric-Emmanuel Schmitt pose la question de la responsabilité dans son nouveau roman: à qui incriminer les guerres de religion? À l'Homme? À Dieu? Dieu a-t-il un plan démoniaque dont le but est de voir les Hommes s'entre-tuer? Ou est-ce l'Homme qui n'a pas su interpréter ce que Dieu souhaitait? Avec «L'homme qui voyait à travers les visages», l'écrivain nous livre un roman énigmatique et philosophique.
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Votre roman n'est-il pas en quelque sorte la suite de «La Nuit de feu»?

«Les livres, c'est comme les trains: un en cache un autre. Quand j'ai eu fini ‘La nuit de feu', je me suis rendu compte qu'il y en avait un autre derrière. Le sujet est différent. Mais la liberté que j'ai acquise en écrivant ‘La nuit de feu', je savais que j'allais m'en servir dans ce roman.»

Votre personnage Augustin rencontre Dieu. Les questions qu'il Lui pose sont-elles celles que vous voudriez vous-même Lui poser?

«La première question que je Lui poserais, c'est: ‘Pourquoi ne te manifestes-Tu pas plus? Pourquoi pas à tous les hommes?' Moi j'ai eu la chance de le rencontrer dans le Sahara. Je n'ai jamais compris pourquoi moi et pourquoi si peu de monde. Je comprends que Dieu est objet de foi et que donc il ne doit pas être trop manifeste. Mais je me demande pourquoi Il ne s'est pas manifesté à d'autres êtres qui en avaient plus besoin que moi.»

Les questions que Lui pose Augustin relèvent plus de la guerre et de la responsabilité.

«Il l'interroge sur les trois livres qu'il a écrits. C'est Bernard Pivot qui interroge Dieu sur son œuvre littéraire. Ce sont des questions que je Lui aurais aussi posées. Maintenant, j'ai les réponses.»

Pensez-vous que ce sont les réponses qu'aurait pu donner Dieu?

«Oui, j'en suis persuadé. S'Il a fait l'Homme libre, Il l'a fait libre de se tromper, d'interpréter, de choisir le bien ou le mal, etc. Dieu lui propose de lire un texte qui l'oblige à réfléchir. En tant qu'Homme, j'ai toujours été surpris, parfois scandalisé, par l'incohérence des textes sacrés: dans l'Ancien Testament, il y a de nombreuses injonctions à la violence, il y a des génocides justifiés, etc. Je n'arrive pas à reconnaître le Dieu que j'aime dans ce Dieu-là. Un Dieu qui punit, qui venge, qui est en colère. Dans le Nouveau Testament, je trouve des choses qui m'élèvent, qui m'appellent à passer à un degré supérieur d'humanité et de sagesse. Pourtant, il y a des épîtres qui ne me plaisent pas. Surtout l'Apocalypse. Dans le Coran, je retrouve également des versets qui élèvent l'âme et d'autres qui incitent à la violence. J'avais besoin de comprendre ce disparate. Et puis, j'ai compris: Dieu a écrit ces textes pour nous inciter à réfléchir.»

Ce sont quand même des hommes qui ont écrit les textes.

«Il a des nègres, oui. On les appelle des prophètes. On peut se demander si ses nègres sont fiables ou non. Moi j'ai écarté cela. Je me suis dit que c'est Dieu Lui-même qui nous envoie un texte et qu'Il nous oblige à le critiquer. Je ne pense pas qu'il puisse avoir de rapports aux textes sacrés sans réflexion critique. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir de religiosité sans exercer son intelligence.»

Dieu aurait surestimé l'Homme alors?

«C'est sûr que l'Homme n'est pas à la hauteur. Autrement, il ne serait pas barbare. Il n'y a aucun progrès dans l'humanité. L'Homme ne progresse pas. Il y a des progrès scientifiques mais pas humains. Ce qui est important pour moi, c'est de comprendre qu'un livre vaut par la lecture que l'on en fait. Un livre lu par un imbécile va justifier des meurtres et des massacres. Ce même livre lu par un esprit qui cherche à s'élever va produire de sublimes réflexions.»

Vous posez la question de ‘Qui écrit quand j'écris?'. Vous n'apportez pas seulement une réflexion sur le lecteur mais également sur l'auteur.

«On ne sait jamais vraiment qui a écrit quoi. Qui a écrit les textes sacrés? Dieu? Ses scribes? Qui a écrit le livre que vous avez dans les mains? Augustin? Schmitt? Et surtout derrière, c'est la question de l'inspiration, divine ou humaine. Quand j'écris, je ne sais absolument pas d'où ça vient. Mon intelligence crée un cadre et ce qui se passe à l'intérieur de ce cadre me dépasse. Je décris des lieux où je ne suis jamais allé. C'est pour cela que je dis que ce sont peut-être les morts qui me soufflent les idées. L'inspiration est un phénomène mystérieux. Comme disait Cocteau, l'auteur, c'est celui qui feint d'être l'organisateur d'un mystère qui le dépasse. Je me sens beaucoup plus scribe que créateur.»

Vous vous mettez même en scène dans votre livre. Pourquoi?

«On ne peut pas donner la véritable raison puisque la réponse se trouve à la fin du livre. Mais ce que l'on peut dire c'est qu'Augustin avait besoin de quelqu'un qui avait déjà réfléchi sur les religions et qui les voyait de manière positive. Après, il y a des pièges bien sûr. Celui de la complaisance. Soit on dit trop de bien de soi, soit trop de mal.»

Savez-vous à l'avance ce que vous allez raconter dans vos livres?

«J'écris des livres pour découvrir ce que je pense et pas pour dire ce que je pense. Le livre est toujours une enquête. Celui-ci est non seulement mon enquête mais également celle d'Augustin pour essayer de comprendre comment des gens se font sauter et tuent d'autres personnes en criant ‘Allahou akbar'. D'où vient la violence? Peut-on parler de violence humaine, de religion ou de Dieu? Ce sont trois hypothèses.»

Augustin voit les morts qui hantent les vivants. Pour pouvoir imaginer une rencontre avec Dieu, il vous fallait un personnage qui avait ce don?

«Il faut avoir le don de voir l'invisible. Augustin, comme saint Augustin, voit les invisibles et l'invisible. Il est prédisposé à faire ce voyage.»

Pourquoi l'avoir imaginé marginalisé, isolé, seul?

«Augustin est orphelin, il vit dans un squat, il a faim, il n'a pas d'argent. Il est au ban de la société et pourtant, il n'a aucune rancœur. Il serait un candidat parfait pour le jihadisme ou toute forme de sectarisme. Mais il ne l'est pas. Pourquoi? Parce qu'il réfléchit, il cherche. Il est dépourvu de préjugés. Par ailleurs, il n'est pas dans une démarche identitaire. Il ne veut pas se donner la solidité d'une histoire et d'une origine. Il ne la connaît pas et il accepte de ne pas savoir. C'est un héros philosophique. Et puis, il est candide et naïf. La candeur et la naïveté sont pour moi des vertus. Notre époque les déteste et s'en moque car notre époque est cynique. Mais moi je ne le suis pas et Augustin ne l'est pas non plus (rires).»

En quelques lignes

Augustin, un journaliste stagiaire sans un sou, a un don: il voit les morts qui hantent les vivants. Alors que son patron l'envoie dans la rue pour récolter des informations, il est intrigué par un homme et son ‘mort'. Cet homme finira par se faire exploser en criant ‘Allahou akbar'. Augustin a tout vu et cherche à en apprendre davantage. Qu'est-ce qui a pu motiver ce kamikaze? Qui est son mort et que lui disait-il juste avant l'attentat? À travers cette histoire, Eric-Emmanuel Schmitt pose la question des motivations et de la responsabilité. Si Dieu existe, pourquoi laisse-t-Il les Hommes s'entre-tuer? À moins que cela L'amuse? Pourquoi y a-t-il des passages si violents dans les trois textes sacrés? Augustin va rencontrer Dieu, le Grand Œil, et lui posera toutes ces questions. Des questions que nous nous sommes sûrement tous posés un jour ou l'autre. Dans «L'homme qui voyait à travers les visages», l'écrivain, que l'on retrouve en tant que personnage, nous donne sa vision de la religion et de Dieu. Il nous la livre dans un texte intriguant qui sait capter le lecteur de par son intrigue et son rythme. Un roman entre suspense et philosophie que l'on n'a pas quitté avant de connaître la fin. 4/5

«L'homme qui voyait à travers les visages», d'Eric-Emmanuel Schmitt, éditions Albin Michel, 432 pages, 22€

Photo P. Ito