En quoi consiste l’application Telegram devenue incontournable depuis la guerre en Ukraine?

Déjà forte de plus de 500 millions d’utilisateurs, la messagerie Telegram s’affirme plus que jamais comme une destination incontournable avec l’invasion de l’Ukraine, même si elle est critiquée pour son traitement des données personnelles et son laisser-faire face à la désinformation.

par
ETX
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Déjà populaire en Russie, l’application y a tiré directement profit de la suspension récente de Facebook, Instagram ou TikTok, et s’approchant plus d’un réseau social que WhatsApp, elle permet de diffuser large grâce aux abonnés ou aux groupes de discussion qui peuvent accueillir, chacun, jusqu’à 200.000 personnes.

Ailleurs, elle est utilisée comme l’une des dernières fenêtres sur la Russie, mais aussi un canal ouvert sur l’Ukraine et son quotidien.

«Notre principal espoir est de rester connectés à notre chaîne Telegram», disait il y a quelques jours au Centre de protection des journalistes (CPJ) Galina Timchenko, la rédactrice en chef du site indépendant d’information russe Meduza.

Déjà privé de Facebook et Instagram, ce média très suivi en Russie vient d’être suspendu de VK, le réseau social le plus populaire du pays.

Selon les chiffres quotidiens fournis par Telegram, l’appli a été téléchargée plus de 150 millions de fois depuis le début de l’année, le chiffre officiel du demi-milliard d’utilisateurs actifs remontant à janvier 2021.

Un positionnement atypique

Avant même le coup de pouce du conflit en Ukraine, Telegram a bénéficié de son positionnement atypique, à contre-courant des plateformes américaines critiquées pour leur exploitation mercantile des données personnelles.

Les téléchargements ont notamment connu un pic en 2021 lorsqu’un rapport du réseau ProPublica a affirmé que des équipes de Facebook consultaient les messages envoyés par WhatsApp (qui sont en réalité cryptés), explique Jamie MacEwan, analyste médias au sein du cabinet Enders Analysis.

Pour d’autres, Telegram bénéficie de l’image de ses créateurs, les frères Pavel et Nikolaï Durov, citoyens russes qui ont quitté leur pays d’origine en 2014. Sous pression des autorités, Nikolaï avait alors vendu sa participation dans VK, qu’il avait créé, plutôt que de remettre au gouvernement les données personnelles de militants.

«Telegram est une belle histoire de revanche, et tout le monde aime ce genre d’histoires», souligne Enrique Dans, professeur spécialisé dans les systèmes d’information à l’IE Business School de Madrid. «Est-ce que ce sera suffisant pour faire de Telegram la messagerie favorite dans le monde? C’est aller loin. Elle a encore beaucoup à montrer en matière de sécurité, de cryptage et de modèle économique.»

Si la plateforme, basée à Dubaï, se dit «plus sûre que les messageries de masse comme WhatsApp», elle ne crypte pas les messages par défaut, à la différence de la filiale de Facebook.

Un problème de désinformation

Par ailleurs, «le fait que la notoriété de Telegram ait énormément crû ces dernières semaines a augmenté l’impact de la désinformation sur la plateforme», explique Jamie MacEwan, la messagerie faisant déjà, depuis de nombreuses années, l’objet de remontrances pour sa propension à laisser filtrer des contenus bloqués par les autres réseaux sociaux.

Vendredi, la Cour suprême du Brésil a ordonné le blocage de Telegram, coupable justement de ne pas avoir respecté des décisions de justice liées à la désinformation.

Sollicité par l’AFP, Telegram assure employer «plusieurs centaines de modérateurs professionnels pour assurer la sûreté de la plateforme», une équipe qui «croît en permanence».

«Meta (ex-Facebook, ndlr) emploie des dizaines de milliers de modérateurs et laisse tout de même passer de gros problèmes», compare Jamie MacEwan. «Quel investissement peut faire Telegram dans la modération avec son modèle de financement actuel, ce n’est pas clair.»

Un financement incertain

Ce modèle, c’est celui d’une société entièrement financée par Pavel Durov jusqu’en 2018, avant de lever 1,7 milliard de dollars auprès d’investisseurs, avec l’espoir de lancer sa propre cryptomonnaie et devenir rien moins qu’une «alternative à Visa et Mastercard».

Mais le projet a capoté, faute d’autorisation réglementaire aux États-Unis, et l’entreprise a remboursé l’essentiel des fonds.

Entièrement gratuit, Telegram s’est mis à la publicité l’an dernier, mais avec une offre réduite, très encadrée et en garantissant qu’il n’utiliserait pas les données privées des utilisateurs pour du ciblage.

En avril 2021, le quotidien économique russe Vedomosti avait rapporté que le groupe se préparait à entrer en Bourse en 2023 et visait une valorisation comprise entre 30 et 50 milliards de dollars.

«La valorisation que pourrait atteindre Telegram dépend beaucoup de sa stratégie de monétisation», selon Enrique Dans, «et Durov n’a pas été très clair là-dessus jusqu’à présent».