Rire, larmes, cannibalisme : «Grave», le film surpuissant de Julia Ducournau

C'est quoi ce film ? Après avoir fait des ravages partout où il est passé (Cannes, Toronto, Sitges, Gand), « Grave » débarque en salles. Ce film étrange nous a fascinés, alors on a rencontré sa réalisatrice, Julia Ducournau, une Française qui a du talent jusqu'aux dents.
par
Nicolas
Temps de lecture 4 min.

C'est l'histoire de Justine, végétarienne convaincue, qui débarque à l'université pour devenir vétérinaire. Elle va être confrontée aux joies du bizutage, et se découvrir un appétit soudain pour la chair fraîche…

«Grave» est votre premier long-métrage. Sur Wikipédia, il est catalogué comme film d'horreur. Pourtant ce n'est pas aussi simple...

Julia Ducournau : « Je suis une grande fan de films d'horreur, j'en ai vu quasiment toute ma vie. Et devant un film d'horreur, ce que je veux, c'est avoir peur. Donc je peux dire que ‘Grave' n'est pas un film d'horreur dans ce sens-là, puisque je n'ai pas cherché à faire peur. Je ne voulais pas que le spectateur saute sur son siège ; je voulais qu'il se tortille dedans. C'est différent. J'avais envie de procurer des sensations physiques, parce que j'aime le cinéma qui me fait réagir, me faire questionner ce que je vois, qui va me faire rire, pleurer, sursauter… plutôt que d'être passive. Quand j'ai vu 'Kill List' de Ben Wheatley par exemple je me suis dit : ‘Qu'est-ce que c'est que ce truc?!" J'adore ça. Et c'est pour ça que mon cinéma mélange les genres de façon naturelle : body horror, comédie, drame… Hitchcock disait : ‘Il n'y a pas de suspense sans le rire', pour moi c'est : ‘Il n'y a pas de genre sans le rire' : le drame donne de la profondeur au rire, et vice-versa. »

Horreur, comédie, drame, teen movie : en fait «Grave» est un film transgenre. Et on retrouve ce mélange des genres dans ses personnages...

« Vous avez raison de dire que c'est un film transgenre, et de lier la forme et le fond. C'était très important de mettre à mal beaucoup de barrières, qu'elles soient cinématographiques, sociales ou sexuelles. Je ne supporte pas les cases, et avec ce film j'ai voulu les enfoncer à coups de pied. Je suis passionnée par l'idée de la métamorphose, parce que c'est l'anti-déterminisme par excellence. C'est l'endroit où on échappe au regard de la société sur soi, et même de soi sur soi. Donc c'est vrai c'est central dans l'évolution du personnage de Justine, mon héroïne. »

Justine dans le film se métamorphose, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur...

« Absolument. Et c'est aussi le cas pour le 'couple' qu'elle forme avec Adrien (son coloc gay, NDLR). Des gens m'ont dit: ‘Adrien c'est un homosexuel qui devient hétérosexuel'. Pas du tout ! Il rencontre cette fille, dans ce contexte extrêmement normatif du bizutage universitaire, et il se passe quelque chose entre eux. Ces deux-là vont exister en-dehors du monde, dans un rapport absolu de fraternité, d'amour, d'amitié, et ça va être leur planche de salut. Et le fait qu'il soit homosexuel n'y change rien ! »

Dans «Grave», Justine passe de l'innocence adolescente au monde très dur, très codifié, de l'université... Voyez-vous un parallèle avec votre entrée dans le monde du cinéma ?

« Je pense que réussir à tourner un film comme ça, en France, ça m'a un peu aguerrie (rires) ! Ce n'était pas facile. Et puis de manière générale, j'ai pu parfois être confrontée à une forme de discrimination assez déroutante. Par exemple, on a dit de mon film qu'il était ‘féminin'. Or, ma démarche, c'est justement de sortir le corps féminin de sa niche pour qu'il soit une source d'empathie, et d'identification, pour absolument tout le monde. Qu'on arrête avec cette idée de ‘film de femmes' qui est absurde. Les hommes peuvent complètement s'identifier à des femmes, tout comme nous on s'identifie à des rôles masculins. »

«Grave» est donc aussi un film féministe, mais pas féminin.

« Tout à fait. En général, on me dit le contraire (rires). »

Ph. D. R.

Qu'est-ce qui a été le plus difficile à tourner ?

« Techniquement ? Indéniablement le plan-séquence avec 300 figurants. Le truc avec un plan-séquence, c'est que si une personne se plante, on doit tout recommencer. Replacer 300 personnes, ça prend une heure et demie, et on n'avait qu'une seule journée pour ce plan ! Donc quand tu arrives à avoir deux prises parfaites, non seulement tu es crevée mais ravie, mais tout le monde l'est aussi. C'est un effort collectif Donc techniquement c'était le plus dur, mais le plus réjouissant aussi. »

Et le plus facile ?

« Il n'y a rien de facile sur un plateau (rires) ! Quand ce n'était pas les figurants, c'était les effets spéciaux, quand c'était pas les effets spéciaux, c'était les animaux... (rires) »

Le film est une coproduction belge, entièrement tourné à Liège…

« Oui, en fait j'ai trouvé mon décor là-bas. Le monde que j'avais décrit dans le scénario était très précis, mais le problème, c'est qu'il fallait tourner dans une école vétérinaire, et ça, il n'y en a pas 36. J'avais en tête quelque chose comme un campus américain, un peu isolé, avec une architecture très années 70. En France, les écoles sont en centre-ville, très belles, très vieilles, pleines de boiseries… C'est très connoté. Et en fait j'ai rencontré Jean-Yves Roubin (Frakas productions) au marché du film du BIFFF (Festival International du Film Fantastique de Bruxelles), je lui ai expliqué mon idée, et il m'a dit : ‘J'ai exactement ça chez moi'. Je lui dis : ‘C'est où chez toi?' Et il me montre Sart Tilman et le campus de l'Université de Liège sur Google. C'est exactement ce que j'avais en tête ! »

Ph. D. R.

Un dernier mot sur le parcours de dingue de ce film : des prix au Festival de Cannes, une projection au Festival de Toronto où deux personnes ont fait un malaise… Même le réalisateur M. Night Shyamalan («Le Sixième Sens») a exprimé son enthousiasme sur Twitter !

« Oui, évidemment je ne m'y attendais pas une seconde, parce que faire un film c'est être dans le doute permanent. Surtout quand tu parles de cannibalisme ! Pendant l'écriture je me disais : ‘Est-ce que quelqu'un voudra bien voir ce film ?'. Il y a eu quelques réactions négatives, mais c'est très minoritaire. En tout cas c'est sûr, c'est un film qui fait réagir. Le paradoxe, c'est que le film a déjà eu une vie extrêmement fournie… mais il n'est pas encore sorti. Donc je dis toujours : ne me portez pas la poisse (rires) ! »

Notre avis ****

Âmes sensibles abstenez-vous (ou pas). Âmes curieuses assoiffées de cinéma osé, voici un film qui devrait attiser votre appétit. C'est l'histoire de Justine, surdouée de 16 ans qui n'a jamais mangé de viande de sa vie : dans la famille, on est végétarienne de mère en fille. Justine aime tellement les animaux qu'elle veut devenir vétérinaire, comme sa grande sœur Alexia qui est en deuxième année. Mais quand Justine rejoint sa sœur à l'université, son innocence juvénile va se heurter au monde impitoyable du bizutage.

Après avoir été forcée à avaler un foie de lapin, Justine commence à avoir des réactions bizarres, tant physiques que psychologiques : démangeaisons, appétit étrange… Sous ses airs de film d'horreur, «Grave» est plus intéressant que ça (même si le côté sanglant est habilement dosé mais présent). Film d'apprentissage, teen movie et comédie, c'est un film transgenre finement écrit, qui explore le rapport au corps et à la société, en explosant les clichés (sur le corps, la féminité, la sexualité). Un film qui cherche à nous faire réagir, qui chatouille notre empathie pour Justine pour mieux la questionner. Et en plus de ça, c'est superbement filmé, du travail sur la lumière aux scènes de foule maîtrisées. Et si la seconde partie s'essouffle un peu, il n'empêche que le film apporte indéniablement du sang neuf pour le cinéma français.

 

Des propos recueillis par Elli Mastorou