Interview. Le Grand Prix du roman de l'Académie française traverse les époques et les continents

C'est avec ce roman puissant et touchant qu'Adélaïde de Clermont-Tonnerre a reçu en octobre dernier le Grand prix du roman de l'Académie française. « Le dernier des nôtres » traverse les époques et les continents. Car les actes des uns ont sans aucun doute des conséquences sur les actes des autres.
par
Maite
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Vous avez reçu en août dernier le premier prix «Filigranes» (nous avons rencontré l'auteure avant qu'elle reçoit le Grand prix du roman de l'Académie française).

«Oui, et j'ai été très touchée. J'avoue que je ne connaissais pas la librairie. Mais quand on me l'a annoncé, j'étais très heureuse parce que le livre venait d'être sorti. C'est un super encouragement. Surtout que la rentrée littéraire, ce sont tellement de livres. Alors que vous avez passé des années à écrire un roman, il peut être balayé en dix minutes. Je suis tellement attachée à mes personnages que j'espérais qu'ils allaient trouver une bonne maison, que des gens allaient bien les accueillir. Ce prix m'a donné beaucoup d'espoir. Surtout que c'est un prix de librairie!»

Il a fallu six ans entre «Fourrure» et ce roman. Vous savez vous faire attendre.

«Mon ancien roman avait été bien accueilli. Je n'avais pas envie d'aller trop vite. Je ne voulais pas décevoir. Et puis, ce n'est pas mon unique métier. Je dois donc grappiller du temps. Mes romans sont par ailleurs assez joufflus. Donc à chaque fois que je m'y remets, je dois reprendre toute la matière. C'est comme si je déposais dix valises et que je devais après les retransporter. Je perds beaucoup de temps du fait que ce n'est pas continu.»

Dans votre roman, vous revenez sur ces scientifiques allemands qui ont reçu la nationalité américaine après la Seconde Guerre mondiale. C'était l'élément déclencheur?

«Ce n'était pas l'élément déclencheur. Mais ces histoires sont arrivées assez vite. Je suis très intéressée de voir que nous sommes au fond le produit de l'époque qui nous a précédés. Quand je me suis intéressée à ces années 60-70 d'une très grande liberté, notamment à New York, je me suis demandée d'où venait cette pulsion de vie presque folle. Alors que nous, aujourd'hui, nous ne sommes plus dans cela. Je me suis rendu compte qu'en fait, comme leurs parents avaient connu ce qu'il y a de pire dans l'humanité, à savoir la Seconde Guerre mondiale, le génocide, etc., ils étaient forcés de croire en l'avenir. Ils ne pouvaient pas ne pas se tourner vers l'avenir. Quand ils se retournaient, leur passé immédiat était atroce. Ils se devaient d'inventer le futur. C'est pour cela que cette fameuse opération Paperclip m'a fascinée: c'était comme un trait d'union entre ces deux époques.»

 

L'histoire de Wernher von Braun est assez hallucinante. De nazi, il devient un des principaux responsables de la NASA.

«C'était un homme surdoué. Il a commencé à fabriquer ses propres fusées dans un club amateur à l'âge de 13 ans. Ses missiles servaient à bombarder pendant la guerre. Hitler était persuadé que grâce à ça il allait gagner la guerre. À 33 ans, il s'est rendu aux Américains, car il avait peur des Soviétiques. Il a été blanchi. Il a échappé à Nuremberg. Il s'est rendu au Texas. Et en quelques années, il a pris la direction du programme spatial et il a envoyé les Américains sur la Lune. C'est une histoire folle, et surtout c'est le trait d'union parfait. Ces deux époques que l'on croit complètement distinctes sont en réalité intimement liées.»

Dans une tout autre mesure, votre personnage Werner se retrouve entre deux mondes. Il est né à une époque précédente sur un autre continent. Mais il ne veut rien savoir, il se tourne vers le futur.

«Exactement. Il est, pour moi, l'enfant parfait de cette époque. Il n'a aucune connaissance de son passé, aucune information sur ses parents biologiques. Il se dit que s'il ne peut pas savoir d'où il vient, il va donc écrire son futur. C'est toute l'histoire de cette génération. Les jeunes connaissaient le passé, tellement horrible, ils ont donc voulu écrire le futur. Or, ce jeune homme plein de certitude va se rendre compte qu'il ne peut pas se libérer de son passé. Nous sommes déterminés par nos gênes, par notre éducation, par le tempérament et les fautes de nos parents. À partir de cela, comment arrive-t-on à s'inventer nous-mêmes? J'aime énormément les self-made-man et self-made women.»

Le passé de ses parents, comme celui des parents de Rebecca, ne lui appartient pas. Pourtant, tous deux sont impactés.

«Nous le sommes toujours. Un jour, dans un salon du livre, un homme m'a expliqué que sa femme était fille de déportés et que cela a détruit leur vie, celle de leurs enfants et petits-enfants. Il m'a dit ce mot très doux: ‘J'espère que dans votre livre, il y a de la lumière.' Ça m'a marqué. Oui, sur papier, on n'est pas redevables et héritiers de ce qu'ont fait nos parents. Mais cela marque véritablement les gens.»

«Le dernier des nôtres», d'Adélaïde de Clermont-Tonnerre, éditions Grasset, 496 pages, 22€

4/5