Vous allez voir «Sans Filtre» au cinéma? Pensez au sac vomitoire, la mer peut être très houleuse par moments!

À l’occasion de la sortie de «Sans Filtre» («Triangle of Sadness»), le réalisateur suédois Ruben Östlund nous parle de mode, d’apparences et de la Palme d’Or.

par
Ruben Nollet
Temps de lecture 5 min.

De ‘Turist’ à ‘The Square’, le réalisateur suédois Ruben Östlund prend plaisir à dévoiler les petits travers de l’espèce humaine. Et cela donne souvent des situations aussi gênantes qu’hilarantes. Il n’en va pas autrement dans ‘Triangle of Sadness’ (‘Sans Filtre’), qui commence dans le monde de la mode et se termine par un regard brutal sur notre société de classes. Et une deuxième Palme d’Or pour Östlund.

Désolé pour la question banale, mais d’où vous vient l’inspiration pour toutes ces situations honteuses?

Ruben Östlund: «J’ai une profonde admiration pour la sociologie, et certaines idées proviennent d’expériences sociologiques. D’autres sont des anecdotes que j’ai entendues. Et énormément de choses, je les ai vécues personnellement. Pour ce film, il s’agissait souvent de choses que je constate chez moi-même car, depuis ma Palme d’Or pour ‘The Square’, je suis traité comme une personne avec un certain statut. Un exemple: si je peux loger dans un hôtel chic et que je suis réveillé le matin par une femme de ménage qui veut faire son travail, je remarque que je suis beaucoup plus agacé que je ne le voudrais. Je ne suis pas fier de ça.»

Un autre exemple, peut-être?

«La scène où le jeune gars veut acheter une bague de fiançailles. Vous allez chez un bijoutier et celui-ci vous présente plusieurs bagues. Vous en demandez le prix et il s’avère que c’est un tiers de vos revenus. Et alors, vous devez faire comme si ce prix ne vous choquait pas terriblement. (rires) Ou la scène où ce gars ne parvient pas à contrôler sa jalousie! Je pense que tout dans ‘Triangle of Sadness’, je l’ai vécu moi-même d’une façon ou d’une autre.»

‘Triangle of Sadness’ commence dans le monde de la mode. Vous avez vous-même créé à une époque une petite collection de vêtements pour hommes. D’où vous venait cette idée?

«Un ami à moi avait une ligne de vêtements, ‘Velours’. J’avais discuté avec lui de l’hypocrisie avec laquelle le monde de la mode vend ses collections. Et j’avais l’idée de créer des choses et de les vendre en toute honnêteté, sans le moindre bullshit ‘woke’. Mon concept s’appelait ‘Discreet Bourgeoisie’, et les vêtements indiquaient une appartenance à la classe supérieure académique. Une sorte de camouflage en fait. La mode sert au fond à faire partie d’un certain groupe social, et je voulais être le premier à le dire en toute franchise.»

Avez-vous bien vendu?

«Le problème, c’est que la petite entreprise de mon ami a été rachetée peu de temps après par une firme plus grande, qui n’aimait pas trop mon idée. (rires) Mais j’ai tout de même pu vendre quelques vestes de ski. J’en ai une dans mes placards. Je n’y ai rien gagné, mais ce fut une expérience amusante.»

‘Triangle of Sadness’ est certainement votre film le plus explicitement politique. Etes-vous issu d’une famille politisée?

«Oh oui, à la maison cela discutait tout le temps de thèmes politiques et sociétaux. Ma mère est toujours une communiste convaincue, mon père s’est rapproché du centre entre-temps, et mon frère est un libéral de droite. ça faisait souvent des étincelles à table.»

Que pense votre mère de ‘Triangle of Sadness’?

«Pour elle, tout ce que je fais est formidable. Je pourrais faire de la propagande naturaliste d’extrême droite, elle dirait encore que c’est super. C’est ma plus grande fan.» (rires)

Est-ce un hasard si vous avez choisi Woody Harrelson pour le rôle du capitaine marxiste? Il est connu pour ses sympathies socialistes.

«ça, je ne l’ai découvert qu’en apprenant à le connaître. Voulez-vous savoir une chose intéressante? Dans le scénario, vous avez cette phrase «Arrêtez vos conneries et payez vos impôts!» Au départ, c’était le capitaine qui devait dire ça, mais Woody refusait catégoriquement. J’étais très surpris, car en tant que Scandinave de gauche, j’ai une saine confiance en l’Etat. Pour moi, l’Etat nous représente tous. Mais pour lui, l’Etat est une institution corrompue, manipulée par des lobbyistes. J’ai donc donné cette réplique à l’oligarque russe.»

Notre critique de «Sans Filtre»

Un couple de jeunes mannequins embarque pour une croisière de luxe, mais les choses ne se passent pas comme prévu. Le réalisateur suédois Ruben Östlund a bâti jusqu’ici sa réputation sur des comédies dramatiques finement observées qui tournent en ridicule l’homme occidental. ‘Triangle of Sadness’ entend lui aussi montrer à quel point nous sommes souvent mesquins, hypocrites et égoïstes. Mais ici, Östlund troque régulièrement son scalpel et ses aiguilles pour une massue. Il en a peut-être besoin aussi, vu sa cible massive: les rapports de forces entre riches et pauvres. Mais parfois, on a l’impression qu’il virevolte et frappe à l’aveuglette, ce qui donne un amas très inégal de situations gênantes. La bonne nouvelle, c’est que ‘Triangle of Sadness’ fait quand même mouche assez souvent et contient au moins une poignée de scènes que vous n’êtes pas près d’oublier. Avertissement: pensez au sac vomitoire, car la mer peut être très houleuse par moments. 3/5