Les Frères Dardenne de retour en forme avec «Tori et Lokita»: «Notre film dénonce une situation existant en Belgique, en Europe, et au-delà»

Avec leur nouveau film «Tori et Lokila», les Frères Dardenne se lancent dans une quête politique et fraternelle. Metro les a rencontrés.

par
Stanislas Ide
Temps de lecture 5 min.

Et de sept! Avec ‘Tori et Lokita’, le récit d’une amitié entre deux mineurs étrangers non-accompagnés, les Frères Dardenne ont une fois de plus récolté un prix au Festival de Cannes. Un prix célébrant le talent fou des deux cinéastes pour la narration visuelle, ainsi que la charge politique d’un film décrivant le quotidien des jeunes migrants en Belgique.

Vous êtes-vous inspiré d’un fait divers spécifique pour écrire ’Tori et Lokita’?

Luc Dardenne : «Non, comme vous, on entend parler aux informations de disparition de jeunes migrants, de leur implication dans certains réseaux. Leur solitude nous a servis de porte d’entrée vers le récit. On a parlé avec des psychiatres spécialisés qui nous ont expliqué que pour ces jeunes, la solitude était la chose la plus difficile à vivre. Là où la fiction commence, c’est quand on a pensé à raconter l’histoire d’une amitié. On la voit comme un territoire, le leur, à eux deux, pour survivre et pour vivre de bons moments, pour pouvoir dormir dans la même chambre aussi. Et en même temps, on voulait que notre film comporte une part de dénonciation d’une situation existant en Belgique, en Europe, et au-delà.»

Les personnages ont vécu le pire pour arriver en Belgique mais restent très candides, presque naïfs…

Jean-Pierre Dardenne : «C’est une volonté qu’on avait, et je pense que ça correspond à la réalité. Ça a guidé notre choix quand on a choisi Joely Mbundu pour jouer Lokita. Il fallait qu’elle ait encore une part d’enfance quand elle sourit. On avait hésité quelque temps avec une autre comédienne d’un an de plus, mais elle avait déjà une autre expérience de la vie. Et quand vous filmez les gens, il n’y a rien à faire, la caméra capte une présence humaine qui ne s’altère pas. Nous, on voulait une jeune fille qui soit encore une enfant. Son personnage, et celui du jeune Pablo Schils bien sûr, ont une naïveté en eux, mais une belle naïveté. On peut dire que leur combine de faire croire qu’ils sont frère et sœur va les mener droit dans le mur par exemple. Mais c’est beau parce que ça montre qu’ils croient en la vie. Il nous a semblé que ce serait bien pour un film parlant d’amitié.»

Les décors du film sont remplis de portes et de cloisons. Pourquoi?

Jean-Pierre : «Parce qu’on raconte des histoires de franchissement de frontières et de clandestinité. Quand on voit Tori se planquer dans une voiture, ça évoque l’idée d’un petit clandestin rejoignant sa famille. Ce sont des images liées à ce type d’expériences.»

C’est la première fois que le titre d’un de vos films concerne deux personnages au lieu d’un seul. Et il s’agit justement d’une fratrie. Est-ce un hasard?

Jean-Pierre : «C’est vrai, c’est la première fois. Et vous remarquerez que Tori et Lokita sont la plupart du temps réunis dans le cadre de l’image. Pour ce qui est de la fratrie, je ne pense pas que… [se reprend] Enfin si, quand on invente un personnage, on y met évidemment des choses de sa propre vie, qu’on le sache ou non d’ailleurs. Avons-nous plus de légitimité ou d’expérience pour raconter cette histoire de fraternité parce que nous sommes frères, et que nous faisons des films ensemble depuis si longtemps? Peut-être oui, peut-être non. Mais on sait bien que si on n’est pas ensemble, on ne peut pas faire de films. Et comme le film parle d’un lien indestructible, il y a peut-être quelque chose à gratter.»

Luc : «Mais je n’ai jamais pensé que mon frère était l’inspiration de Tori ou de Lokita (rires)!»

Jean-Pierre : «Si on y a mis de nous, ça ne va pas plus loin que le sentiment de forte solidarité. Il n’y a pas de lien direct.»

Il n’y a jamais de divergence entre vous?

[En chœur] «Ah non!»

Jean-Pierre : «Pas du tout, ce n’est pas notre terrain ça.»

Luc : «Sinon c’est l’enfer.»

Jean-Pierre : «Dans ce cas, mieux vaut faire autre chose.»

Luc : «Lui boit de l’eau pétillante, et moi de l’eau plate. Nos divergences s’arrêtent là.»

Jean-Pierre : «Et comme ça, je peux garder ma bouteille pour moi tout seul (rires)!»

Notre critique de « Tori et Lokita»

Tori (Pablo Schils) et Lokita (Joely Mbundu) font tout à deux! Ils partagent une chambre dans le centre pour mineurs étrangers où ils résident. Ils parcourent les rues de Liège pour vendre de la cocaïne et rembourser le passeur (Marc Zinga) qui les a fait voyager. Et surtout, ils se serrent les coudes pour prouver leur lien de fraternité, afin que Lokita ne doive pas quitter la Belgique à sa majorité. Tout cela est malheureusement construit sur un mensonge, mais peu importe quand on se bat contre la solitude… Retour en forme pour les Frères Dardenne, dont ‘Le Jeune Ahmed’ avait convaincu sur la mise en scène, mais qui laissait peu de place à l’émotion. En ouvrant pour la première fois le rôle-titre de leur film à un duo, ils nous offrent des héros en lutte, certes, mais exprimant leurs peurs et leurs besoins dans la chaleur rassurante d’un lien amical. Notre engagement dans leurs aventures n’en est que décuplé, sans perdre un gramme de la tension humaine et sociale auxquelles les Frères nous ont habitués. (si) 4/5