Avec «L’Empire du silence», Thierry Michel retourne en RDC: «Ce qui se passe au Congo est inimaginable ailleurs»

Après deux documentaires tournés en Belgique (‘Les Enfants du hasard’ et ‘L’École de l’impossible’), notre célèbre documentariste Thierry Michel retourne en République démocratique du Congo (RDC) pour ‘L’Empire du silence’. Un film prenant du recul sur vingt-cinq ans de massacres, pour tenter d’expliquer l’inertie de la communauté internationale.

par
Stanislas Ide
Temps de lecture 5 min.

Quelle est la genèse de ce nouveau film, qui se déroule une fois de plus en RDC, mais sans protagoniste principal?

Thierry Michel: «C’est vrai que ’L’Empire du silence’ a une approche plus historique et pédagogique. Même si, dans une certaine mesure, mon documentaire précédent, ’L’Homme qui répare les femmes’, amorçait déjà ce mouvement. Le point de départ ici, c’est justement une réflexion de cet homme, le docteur Mukwege (prix Nobel de la paix en 2018 pour son engagement contre les mutilations génitales en RDC, NdlR). On s’est dit qu’après avoir fait un film sur les victimes, il fallait en réaliser un sur le bourreau. J’ai voulu comprendre l’enchaînement des événements nous ayant amenés à la situation actuelle, notamment au Kasaï. Car le cercle d’impunité reste actif dans les faits. Il faut donc le mettre à l’agenda.»

Mais cet enchaînement, vous le suivez depuis des années…

«Peut-être, mais tant les Congolais que les Européens ont des vues très fragmentaires de ce qui s’y est passé. Chacun a entendu parler d’un massacre, d’une élection ratée, d’un décès marquant comme celui de Kabila, mais sans jamais bien saisir la ligne historique et l’enchaînement des faits conduisant à la barbarie. Et puis, il y a le Congo, mais aussi le reste du monde. Je voulais aussi voir comment cette tragédie avait été gérée par la communauté internationale au sein des grandes institutions.»

Le thème du silence est vite apparu?

«C’était assez clair dès le début, mais la décision de partir du fameux ’Rapport Mapping’ de l’ONU l’a confirmé. Ce document cartographiant de nombreux massacres commis en RDC a été publié en 2010… sans qu’on puisse en faire quoi que ce soit! Il a été oublié volontairement, pour ne pas troubler l’ordre des choses. Ce qui se passe au Congo est tout de même inimaginable ailleurs. L’ONU a cette base de données listant le nom de nombreux criminels, et vingt-cinq ans après, on ne peut toujours pas la consulter. Ces mêmes noms qui sont à la tête de l’État actuellement, dans les postes les plus importants! On appelle ça le brassage. Faites le parallèle avec les crimes nazis… Imaginez-vous en 1970, et qu’on vous dise qu’il vaut mieux garder le nom des responsables anonymes parce qu’ils sont encore au pouvoir. Au Congo, c’est possible, parce qu’il y a une conjonction d’intérêts géopolitiques, stratégiques et économiques allant dans ce sens. Et tout le monde se sert dans cette grande bijouterie sans portes ni fenêtres, l’Occident comme l’Asie. Tout ça se passe au nez et à la barbe de la communauté internationale, présente comme observatrice. Elle finance quand même la mission humanitaire la plus onéreuse et la plus longue de l’histoire des nations unies, sans que ça ne lui permette d’agir! Aucun mécanisme de justice n’est mis en branle. Partis comme ça, les criminels ne rendront jamais compte de leurs actes, et les victimes ne seront jamais reconnues, rendant tout deuil impossible.»

Que manque-t-il en dehors d’une volonté politique?

[Marque un temps pour réfléchir] «Rien d’autre, il faut vraiment une volonté politique commune! Au Congo, on est dans une tragédie shakespearienne, avec un personnage de dictateur vieillissant comme Mobutu, défait par des armées étrangères. Il y a les leaders des pays voisins au Rwanda et en Ouganda. Et Kabila l’homme de paille, qui va trahir ses maîtres et prendre son indépendance. Les guerres s’enchaînent, les assassinats aussi, l’accès au pouvoir du fils Kabila souligne les allures monarchiques du pays. Les métastases de l’impunité se généralisent, et font que tous ces conflits, auxquels on pouvait éventuellement trouver une raison d’être par le passé, n’en ont plus aucune. On est dans la barbarie à l’état pur.»

En complément du film, Thierry Michel invite les spectateurs à se rendre sur www.justiceforcongo.com pour en apprendre plus sur la justice en RDC.

Notre critique de «L’Empire du silence»:

Après deux beaux documentaires réalisés dans des écoles de notre plat pays, le cinéaste belge Thierry Michel revient une fois de plus en RDC, où il a notamment tourné ‘Mobutu, roi du Zaïre’, ‘Congo River’ et ‘L’Homme qui répare les femmes’. Il ne se répète pas pour autant, et prend un recul de près de trente ans pour nous offrir une lecture historique, presque pédagogique, des violences y prenant place. Soyons francs, il vaut mieux s’accrocher pour endurer la dureté de certaines images, et encaisser la consternation due à l’enchaînement de tous ces récits de violence structurelle. Pour autant, ‘L’Empire du silence’ a le grand mérite d’être accessible au spectateur non-aguerri, tout en dessinant un nouveau propos dans la filmographie de Michel. En l’occurrence, la démonstration (malheureusement très crédible) que l’Occident ferme les yeux sciemment sur les horreurs en RDC afin d’en récolter les bénéfices économiques et diplomatiques. (si) 3/5