Rencontre avec Cœur de Pirate pour la sortie de son dernier album

En 2008, à la faveur du hit fulgurant "Comme des enfants" , le grand public découvrait l'univers de Béatrice Martin, aka Cœur de Pirate. Dix ans et trois albums solos plus tard, la jeune Montréalaise revient avec "En cas de tempête, ce jardin sera fermé".
par
theo.laborie
Temps de lecture 7 min.

Vous vous êtes essayée à beaucoup de styles musicaux différents. Ici, c'est au tour du rap, avec «Dans la nuit», au côté de Loud. C'est une dynamique naturelle ou vous?

«Je ne pense pas que ça soit conscient. Je crois que ces expérimentations sont une façon pour moi de montrer que j'ai grandi, et que j'écoute d'autres choses. Pour cet album-là, j'avais vraiment une idée en tête, c'était de rendre hommage à la musique qui a bercé mon imaginaire pendant des années. Mais je n'ai pas forcément réfléchi à tout ça. Ça s'est fait de façon très organique.»

Les dix titres ont été enregistrés à Paris avec Tristan Salvati (Louane, Louise Attaque et Marina Kaye). Quel a été sa place dans le processus créatif? Comment s'est passée votre collaboration?

«Tristan a vraiment agi comme un binôme. Moi, j'arrivais avec les chansons et les compositions, j'avais des idées prédéfinies. Lui, il les commençait en studio et j'apportais d'autres arrangements. C'était vraiment un travail d'équipe. Je n'avais même pas besoin de lui dire ce que j'avais en tête. On se rejoignait de plein de façons différentes. J'ai été vraiment surprise par son talent et sa générosité. Il n'a pas du tout dénaturé mon travail, je suis très satisfaite par notre collaboration.»

Vous avez connu la célébrité très tôt. Vous avez eu des moments de doute j'imagine?

«Comme tout le monde je pense. J'ai été projetée dans un milieu que je ne connaissais pas du tout. Ça m'a permis de vivre des choses incroyables et de voir la vie d'une autre façon. Et je suis très reconnaissante d'avoir vécu ça. Mais évidemment, cette vie finit par nous rattraper. J'ai dû grandir très rapidement et acquérir une certaine forme de maturité pour pouvoir évoluer. Surtout quand je travaillais sur mon deuxième album. C'était très stressant pour moi. Il fallait qu'il soit au même niveau que le premier, ce qui était assez effrayant, mais c'est normal je crois.»

Les thèmes principaux de cet opus sont l'amour et ses dérives. Ce sont des situations que vous avez connues? Les amours déçus, les abus de confiance?

«Je pense que c'est un album qui parle des zones grises qui existent dans toutes relations. Je parle de pleins de sujets, et de beaucoup de choses que je n'ai jamais voulu aborder avant, comme le consentement. L'album a une connotation très féministe. Je reconnaissais moi-même ce que j'avais de comportements problématiques, de sexisme intégré dans mes actions. C'est quelque chose que je confesse dans ce projet. Je parle aussi des excès de confiance, ou comment les traumatismes de mon passé faisaient en sorte que j'agissais sans cesse de la même façon. Ça parle aussi de ça je crois, le fait de répéter des schémas constamment. Il y a tout un travail introspectif derrière, que je suis ravie d'avoir fait.»

Avoir un enfant ça change la vision de l'amour? Ça vous influence dans l'écriture?

«Oui, j'avais une vision très impulsive de l'amour. Je me disais ‘il faut que tu écoutes ton cœur'. Bien sûr aujourd'hui je sais aussi qu'il faut prendre le temps de se poser et de réfléchir. Chose que je ne faisais pas toujours par le passé (rires). Grandir change la perception des choses et j'ai vraiment appris beaucoup avec cet album.»

Les mouvements #metoo ou #balancetonporc ont été une source d'inspiration pour vous? Cet album, c'est la pierre que vous apportez à ces mouvances?

«Il y a beaucoup de choses que j'ai libérées personnellement grâce à ces mouvements-là. Ils m'ont permis d'avouer certaines choses et d'en parler très sincèrement. Et j'en suis très heureuse. Je pense que c'est un moment important de l'histoire pour les femmes qui ont été tenues au silence pendant si longtemps. C'est un moment historique, et cet album m'a permis de m'exprimer sur ces sujets-là moi aussi.»

L'album dégage un réel dynamisme et beaucoup d'énergie. C'est votre appel au courage face à l'adversité? À ne pas «fermer son jardin»?

«Oui c'est une forme d'avertissement. Quand les choses s'écroulent autour de soi, il ne faut pas se refermer. C'est quelque chose de très difficile à faire et on a tous cédé à la tentation. Mais je crois qu'il faut s'efforcer de s'ouvrir et c'est évidemment un des thèmes forts de ce travail.»

Est-ce qu'il y a un morceau qui a plus d'importance qu'un autre pour vous sur cet album? Un plus difficile à interpréter peut-être?

«Évidemment il y a cette chanson qui s'appelle ‘De honte et de pardon' qui est très dure. Elle et ‘Je veux rentrer' sont les plus difficiles pour moi à revivre quand je les joue. C'est un stress en plus pour la tournée parce que ce sont des chansons qui ont eu beaucoup d'impact récemment dans ma vie. Mais j'en suis très fière.»

Votre compte twitter est plein d'humour et d'autodérision. Cœur de Pirate c'est un alias qui vous permet d'aborder certaines thématiques pour être plus légère dans la vie de tous les jours?

«C'est un exutoire. Une forme de thérapie. Je ne me prends pas trop au sérieux dans la vie. Je souhaite que ceux qui m'écoutent puissent se retrouver dans ce que je fais, pour les aider d'une certaine façon. C'est pour ça que je fais de la musique. Si les gens ne se retrouvaient pas dans ce que je fais, je pense que j'arrêterais, tout simplement.»

Vous avez déjà chanté en anglais. Ici vous dévoilez dix titres en français. La francophonie, c'est une évidence pour vous? Ça change votre façon d'écrire? De jouer?

«C'est juste quelque chose de différent. Il faut jouer sur les deux langues. Je trouve ça fascinant de voir comment la complexité du langage change la poésie des chansons. Je trouve ça très beau. Je me sens très chanceuse de pouvoir explorer les deux. Bien sûr en français j'ai un terrain de jeu un peu plus vaste parce que c'est ma langue maternelle, mais j'aime manier les deux langues.»

Plusieurs fois disque de platine ou de diamant, presque un million d'écoutes de «Prémonition» sur YouTube. C'est un succès annoncé? Vous avez envie de partager la ferveur de vos admirateurs?

«Je suis très contente oui. C'est quand même fou de me dire que ça continue et que j'en suis là après dix ans de carrière. C'est très rassurant. Je suis tellement contente des retours que je reçois. J'ai vraiment hâte de retrouver le public.»

 

Critique

L'amour et ses dérives, c'est le sujet de prédilection de Cœur de Pirate depuis ses débuts. Cet opus ne déroge pas à la règle. Mais malgré des thématiques globalement sombres, l'album n'invite pas à la mélancolie et au repli sur soi. C'est au contraire un appel à l'ouverture et une invitation à aller de l'avant que nous offre ici Béatrice Martin.

On reconnaît très vite la patte de l'artiste, oscillant entre électro-pop et variété francophone. La rythmique est vivifiante, la tonalité engageante et le tout dégage une atmosphère empreinte d'une sincérité émouvante. Un «featuring» avec le rappeur québécois Loud, dont le nom ne cesse de gagner en popularité ces dernières années, apporte une touche de nouveauté à ce qui est déjà une jolie réussite artistique. On notera des références explicites aux mouvances actuelles de libération de la parole des femmes et à l'acceptation de la différence. Cœur de Pirate a souvent exprimé son attachement à ces problématiques et livre dix titres qui viennent appuyer cet engagement.

C'est à Bruxelles, au studio ICP, qu'elle et son groupe de musiciens ont dévoilé pour la première fois ces nouveaux morceaux. Elle a ainsi pu démontrer tout son talent et partager les émotions qui l'habitent devant un parterre de journalistes et de fans visiblement emballés par son dernier travail. Elle sera en concert le 8 octobre à l'ancienne Belgique pour jouer "En cas de tempête, ce jardin sera fermé". Un nouveau succès à venir pour la jeune femme tatouée qui n'en finit pas de ravir ses admirateurs.

Théo Laborie