Ken Loach: «Aujourd'hui les gens connaissent le coût de l'austérité»

La lutte des classes, Ken Loach l'a toujours faite caméra au poing. De ‘Cathy Come Home' à ‘It's a Free World' en passant par ‘Le Vent se Lève' (première Palme d'Or), le cinéaste britannique n'a jamais caché son aversion pour le capitalisme et sa sympathie pour la résistance sous toutes ses formes. Deuxième fois palmé avec ‘Moi, Daniel Blake', il nous explique pourquoi il est encore plus urgent de se battre aujourd'hui qu'avant.
par
Laura
Temps de lecture 6 min.

Film social, portrait d'un homme, histoire d'amitié… ‘Moi, Daniel Blake' est un film riche. Pour vous, de quoi parle-t-il?

Ken Loach: «D'une amitié entre deux personnes piégées dans la bureaucratie de l'État, et qu'on prive d'argent dont ils ont besoin pour survivre. Via cette bureaucratie, l'état met des obstacles sur le chemin des demandeurs d'emploi, pour les décourager. Le but, c'est persuader le citoyen que s'il n'a pas de job, que s'il est pauvre, c'est de sa faute. Et que pour ça, il est sanctionné. C'est important de mettre la faute sur les gens. Parce que si ce n'est pas la faute des gens, c'est la faute du système. Et l'État ne veut pas qu'on remette en question le système, il veut que les pauvres assument leur pauvreté tout seuls.»

En 1966, vous tourniez ‘Cathy Come Home', l'histoire d'un couple de la classe ouvrière poussé vers la pauvreté qui finit à la rue… Un demi-siècle plus tard, ‘Moi, Daniel Blake' aborde des thèmes similaires.

«Oui, enfin, c'est un film très différent que ‘Cathy Come Home' dans sa mise en scène et dans son écriture. Mais je pense que les préoccupations sont effectivement similaires. Sauf que dans ‘Cathy' il y avait encore un sens de la communauté, les gens se soutenaient. De nos jours c'est pire, car cette solidarité a disparu. La société fonctionne beaucoup moins bien qu'en 1966: à l'époque, l'idée que des gens doivent choisir entre se chauffer ou se nourrir était inconcevable. Aujourd'hui, c'est une réalité.»

On imagine que quand vous faites ce film en 1966 vous espériez voir les choses changer pour le meilleur… Vous avez dû déchanter.

«On n'avait pas prévu l'arrivée de Margaret Thatcher une décennie plus tard. Mais tout comme les contradictions du stalinisme l'ont mené à sa chute, celles du capitalisme feront de même, et elles le font déjà. Quelqu'un a dit que la classe dirigeante survivra à toutes les crises si elle fait payer le prix fort à la classe ouvrière. À votre avis qui a dit ça? Lénine. Je sais, on n'est pas censé le citer, mais il avait raison bien sûr (rires).»

Vous considérez-vous comme communiste?

«Socialiste. Le communisme est teinté par le souvenir de Staline, donc c'est difficile d'utiliser ce mot sans que les gens pensent aux goulags.»

Avez-vous le sentiment de vous adoucir avec l'âge?

«Non, au contraire, avec l'âge j'ai l'impression d'être moins patient. Moins patient face à l'hypocrisie des politiciens, ceux qui prétendent s'occuper des intérêts de la classe ouvrière et puis font tout l'inverse…»

Vous êtes donc plus radical aujourd'hui que dans votre jeunesse?

«Quand j'ai commencé à fréquenter les meetings politiques dans les années 60, on parlait des contradictions du capitalisme, de l'effondrement de ce système financier. On avait le sentiment que ça allait arriver la semaine prochaine, que la révolution allait commencer! Mais même si ça prend plus de temps que prévu, les événements de ces 15 dernières années prouvent que notre analyse est bonne. Thatcher, en un sens, était une Marxiste à l'envers: elle a compris qu'elle devait rendre la classe ouvrière vulnérable pour que le capitalisme fonctionne. Et c'est ce qu'elle a fait. Dérégulations, privatisations, affaiblissement des syndicats, libéralisation du marché… tout ça c'est du marxisme classique inversé. Donc je suis encore plus convaincu qu'avant car j'ai pu constater que tout ce que nous avions prévu est arrivé -mais de façon perverse, c'est arrivé à l'envers.»

Pensez-vous que les gens sentent qu'il y a quelque chose de profondément mauvais dans notre société?

«Oui, les gens savent qu'on les trompe. L'an dernier, les banques alimentaires au Royaume-Uni ont distribué plus d'un million de repas, dont 400.000 sont allés à des enfants. Comment ne pas voir qu'il y a un problème? Aujourd'hui partout en Europe, les gens connaissent le coût de l'austérité. Et en termes humains, il est trop élevé.»

Si vous étiez premier ministre, quelle serait votre première mesure?

«C'est tentant! (Il réfléchit). J'investirais dans les industries publiques et contrôlées par l'État, pour amener du travail viable dans un domaine qui, comme d'autres, a été totalement dépossédé par Thatcher et les gouvernements qui ont suivi. Puis je dégagerais tous les entrepreneurs privés des services de santé, pour que personne ne se remplisse les poches sur la santé des gens. Idem pour les transports, et les services publics, pour graduellement remettre l'intérêt des gens avant celui des entreprises.»

Votre film a quand même eu un impact sur la politique gouvernementale?

«Je ne sais pas si j'y suis pour grand-chose (rires). Mais le gouvernement a en effet changé une chose dans les évaluations. En fait, si votre médecin vous met en arrêt maladie, l'État envoie son propre expert médical, via une compagnie privée. Même ceux qui avaient une maladie incurable étaient évalués tous les six mois! C'était insensé, donc le gouvernement a décrété que ces gens-là ne devaient plus être évalués. Mais c'était tellement stupide de les évaluer à la base! En fait, il faudrait supprimer toutes ces évaluations: si votre docteur dit que vous êtes trop malade pour travailler, ça devrait suffire!»

Faites-vous encore des films avec cette idée en tête, de changer la perception des gens?

«Ce n'est pas aussi simple. Si vous concevez votre film comme de la propagande, ça ne suffira pas. Vous devez juste essayer de raconter les histoires qui vous semblent importantes, sinon les films manquent d'urgence. Vous devez être motivé par ce qu'auraient fait ces gens, ce qu'ils auraient pensé. C'est seulement comme ça que vous rentrez dans la profondeur de qui ils sont, et qu'ils deviennent des vraies personnes, en trois dimensions.»

En quelques ligne

Migrants, chômeurs, profiteurs. Les clichés ont la dent dure, surtout après une crise financière. Daniel Blake ne demande qu'à travailler, mais suite à sa crise cardiaque, ce menuisier veuf est mis en arrêt maladie par son médecin. Mais voilà, un jour l'Etat estime qu'il est apte à trouver un emploi. La prime est suspendue, Daniel est prié d'imprimer un CV, sans quoi il sera sanctionné. Souhaitant rétablir la vérité, le pauvre homme sera aspiré dans la bureaucratie d'un système qui regorge de moyens pour affaiblir les faibles et enrichir les riches. Voyage au bout de l'enfer version 21ème siècle, et nouvelle Palme d'Or pour un cinéaste qui a toujours placé sa caméra au centre des réalités sociales. Alors oui, la mise en scène (ascétique et lorgnant vers le documentaire) ne révolutionne pas le genre, et le scénario de Paul Laverty a tendance à appuyer sur le Kleenex. Mais comment rester insensible face à des situations qui frisent l'indécence et qui sont pourtant inspirées d'histoires vraies ? ‘Moi, Daniel Bake' souligne les absurdités et les vices du néolibéralisme avec une telle sagacité qu'on comprend pourquoi ceux qui se battent contre lui ne baissent pas les bras. Il n'y a qu'à voir l'échec du CETA : même si c'est Goliath en face, les films de Loach nous disent qu'avec persistance et un peu d'humour, un autre monde reste possible.

3/5