Interview : Vincent Lindon, lauréat de Cannes, dans "La loi du marché"

par
ThomasW
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Emu jusqu'aux larmes, Vincent Lindon (55) a reçu, à la fin du mois dernier, le trophée du meilleur acteur au Festival de Cannes. Le jury a préféré sa formidable interprétation dans le drame social ‘La loi du marché' aux prestations de collègues anglophones comme Michael Caine et Tim Roth. «C'est la première fois de ma vie que je reçois un prix», a bredouillé Lindon abasourdi, avant de prononcer de longs remerciements, qui semblaient au moins aussi émus et improvisés que ses dialogues réalistes dans le film.

Dans le film, on dirait que vous improvisez chacune de vos paroles. Était-ce vraiment ainsi?

Vincent Lindon: «En partie. Longtemps avant le tournage, j'avais lu le scénario complet. Tous les dialogues y étaient bel et bien écrits. Mais ce scénario, j'ai dû le rendre à Stéphane (Brizé, le réalisateur, ndlr.). Il ne voulait pas que je l'étudie, et je le comprends parfaitement. Sur le tournage, il m'envoyait tous les soirs une lettre dans laquelle il décrivait en détail les scènes du jour suivant. Je savais ainsi exactement dans quelle direction je devais aller, mais les dialogues je pouvais les compléter moi-même.»

Cela rendait-il les choses plus faciles ou difficiles pour vous?

«Sur certains plans, cela me facilitait beaucoup le travail. Je pouvais me fondre complètement avec mon personnage, jouer chaque scène comme si elle m'arrivait vraiment. Tout en devenait très naturel, et cela a l'air beaucoup plus vrai. Plus difficile, cependant: je devais presque me diriger moi-même. J'allais et je m'arrêtais où je voulais, la caméra suivait. Pas facile, mais j'ai énormément aimé cette façon de travailler. Cela m'a fait réaliser qu'il est possible aussi de jouer autrement. C'est un sentiment très libérateur.»

Comment vous préparez-vous à un rôle comme celui-ci? Etes-vous allé discuter avec des ouvriers qui, tout comme votre personnage Thierry, sont au chômage depuis longtemps?

«Non. J'en fais presque un point d'honneur: mon point de départ c'est toujours moi. Lorsque, dans ‘Augustine', j'ai joué le docteur Jean-Martin Charcot, un des fondateurs de la neurologie, je n'ai même fait aucune recherche sur cet homme. J'ai essayé simplement de m'imaginer comment je serais moi-même, si j'étais lui. C'est toujours comme ça que je procède. Je recherche un point où ma personnalité et celle de mon personnage s'entrecroisent. Mais bon, je n'aime pas parler de ma méthode de travail, en fait. Celle-ci est secrète -pour moi-même aussi. C'est un processus subconscient, et j'ai peur qu'il ne fonctionne plus si je le rationalise trop.»

Le film parle d'humanité, de dignité et de solidarité. Ces valeurs, vous les avez aussi mises en pratique personnellement: vous avez abandonné une grande part de votre salaire pour que le film ne coûte pas trop cher.

«Nous voulions que Stéphane puisse faire le film comme il le voulait. Cela ne va pas quand on travaille avec un gros budget, car dans ce cas il faut attirer beaucoup de spectateurs pour rentrer dans ses frais. Cette pression ne fait que vous détourner de ce qui vraiment important: faire un bon film. C'est la raison pour laquelle nous voulions que la production soit la moins onéreuse possible. A commencer par le scénario: Stéphane a, par exemple, limité le nombre de lieux de tournage. Et oui, nous avons en effet investi une grande part de notre salaire dans le film. De cette manière, nous ne gagnerions peut-être pas beaucoup, mais personne n'y perdrait non plus.»

‘La loi du marché' est-il, selon vous, un réquisitoire contre l'inhumanité du marché du travail?

«Bien sûr. Mais la force du film, c'est qu'il n'impose rien au spectateur. Il ne dit pas: ‘Ceci est bien, ceci est mal.' Au contraire, il soulève des questions, auxquelles chacun doit répondre pour lui-même. J'aime bien quand c'est comme ça. Je n'aime pas les films qui vous forcent à gober un message. Cela n'a d'ailleurs absolument aucun sens. Des films qui, en une heure trente, vont faire que quelqu'un change complètement d'avis, sont très rares. Soit le spectateur est déjà d'accord au préalable avec le message du film, soit il ne l'est pas -et alors il va seulement trouver terriblement irritant que le réalisateur essaie de lui faire la leçon. Le cinéma doit simplement montrer des choses. C'est seulement ainsi qu'un personnage peut me toucher.»

Le film montre les conséquences de la crise économique. Quel est son impact sur les gens?

«A cette question, je ne peux donner de réponse. Car si je le fais, je deviens moi-même un donneur de leçons. Je pourrais faire des déclarations pontifiantes sur le chômage, l'économie, etc. Mais si après je devais lire ma réponse dans le journal, je me dirais: ‘Quel imbécile'. Quand on joue dans un film sur la crise, on est soudain considéré comme un expert en la matière. Mais que vaut mon opinion? Je préfère laisser les analyses à des gens qui s'y connaissent vraiment.»

Ok. Vous êtes-vous déjà remis entretemps de votre victoire à Cannes?

«Je n'ai pas encore eu le temps de la laisser décanter. J'ai vécu ces dernières semaines des choses incroyables, mais cela a été tellement chargé que je n'ai pas encore pu réfléchir cinq minutes. Je sais seulement que ce rôle m'a marqué à vie. Parce que je me sens très proche de Thierry. J'ai adoré être lui. Il m'a enrichi. Et ce prix? Je suis toujours sur un petit nuage. Bientôt, lorsque j'aurai à nouveau les deux pieds sur terre, ce sera inévitablement le baby blues...»

La critique du film par Lieven Trio :

Vincent Lindon bafouille et hésite beaucoup dans ‘La loi du marché'. En tant que seul acteur professionnel dans le film, il a pu improviser ses dialogues – comme nous le faisons tous dans la vraie vie. Mais le film quant à lui est bel et bien dirigé: le réalisateur Stéphane Brizé (‘Quelques heures de printemps') sait parfaitement où il veut aller. En surface, il s'agit de l'histoire de Thierry (Vincent Lindon), un ouvrier au chômage qui, après presque deux ans de recherches infructueuses d'un travail, est au bord du désespoir.

Mais plus encore que le portrait d'un homme, ‘La loi du marché' est un terrible document illustratif sur une époque, une radioscopie terrifiante d'une société en crise. Le marché du travail est plus impitoyable que jamais, il n'y a plus de place pour l'éthique ou l'humanité. C'est espionner ou être espionné, humilier ou être humilié, manger ou être mangé. Celui qui y verrait quoi que ce soit de pontifiant, se trompe: Brizé n'en fait pas un pamphlet. Son style elliptique – quelques tournures importantes de l'intrigue restent totalement hors caméra – laisse au spectateur le soin d'interpréter.

On tire de ce film ce qu'on veut. Ce qu'on ne peut ignorer en revanche, c'est la brillante interprétation de Lindon: alors que la caméra reste braquée sur lui pendant plusieurs minutes parfois, on le voit encaisser les uppercuts psychologiques. Fort.

4/5