Madame S, ou le plus long slut-shaming de l'histoire de France

Sylvie Lausberg nous emmène à la rencontre de la mystérieuse Madame S. Femme d'influence, maîtresse (entre autres) de Félix Faure, accusée du meurtre de son mari… Marguerite Japy-Steinheil était surtout une femme qui a choisi de vivre librement, sans se soumettre aux obligations de son sexe.
par
ThomasW
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Pourquoi vous êtes-vous intéressée à Marguerite Steinheil?

«C'est une rencontre avec un personnage qui s'est présenté à moi et qui m'a touché. Une femme qui se fait insulter pendant 120 ans sans discontinuer, ça rencontrait beaucoup de mes engagements. Il y a son personnage, une vie assez mouvementée avec des épisodes très romanesques, et puis cette question de l'insulte sexuelle sur laquelle j'ai beaucoup travaillé. Ça rencontrait quelque chose d'émotionnel, et à la fois un travail peu plus scientifique.»

Marguerite Steinheil était la «putain de la République». Aujourd'hui, l'insulte «pute» est très vite collée aux femmes…

«Tout à fait. Je résume ça dans une formule: pour moi, c'est le plus long slut-shaming de l'histoire de France. Aujourd'hui, on prend la mesure de ce que ça veut dire le slut-shaming. Ça touche toutes les femmes, quelles qu'elles soient. Et ça démontre que réduire une femme à sa dimension uniquement sexuelle, c'est lui nier toutes les autres facettes de sa personnalité. C'est ce qui se passe aujourd'hui.»

Meg arrive à ne pas se laisser trop atteindre par ces insultes…

«Oui, parce que c'est une femme qui était très moderne dans sa façon de vivre sa vie, et en même temps, qui sacrifiait aux usages du temps. Elle avait compris qu'il faut pouvoir passer entre les gouttes, jouer entre les lignes. L'ambivalence est très importante chez ce personnage. Par exemple, auprès de Felix Faure, elle ne va jamais mettre en avant le rôle qu'elle a joué. Parce qu'elle sait que ce sera délétère à la cause. Quand on la traite de putain, elle sait pourquoi. Elle sait que c'est parce qu'elle avait de l'influence sur lui. Si elle a été mise sur sa route, c'est politique et stratégique. Mais ils tombent amoureux l'un de l'autre, et ça, ce n'était pas prévu. Sa place auprès de ses amants est utilisée quand on en a besoin, puis pour le reste on ne s'en occupe pas. C'est ça qui est important, cette instrumentalisation de sa vie, jusqu'à la faire incarcérer pendant un an.»

Son procès, finalement, ne tourne pas autour d'un crime, mais bien de sa personne.

«On ne fait pas le procès d'une criminelle, puisque l'on sait dès le début que ce n'est pas elle. On fait le procès d'une femme qui a rué dans les brancards, et qui l'a fait par goût du plaisir. C'est une amoureuse, c'est une croqueuse d'hommes. C'est encore son choix. Elle n'a fait de tort à personne. Mais comme elle a eu un rôle politique et un pouvoir d'influence, on refuse de voir ces deux facettes-là dans une même personne. Et le procès ce sera ça: celui d'une femme qui a refusé sa condition de femme.»

Dans tout le procès de sa vie, la presse a joué un rôle énorme. Les journaux se sont acharnés sur elle. Il y a des similitudes avec notre époque?

«C'est le tribunal populaire à travers des journaux qui vivent sur des figures scandaleuses. Ils ont besoin de scandales, ce qu'on appelle les buzz aujourd'hui. Et très clairement, elle fait le buzz.

Au début, les médias font référence à sa fraîcheur, sa beauté, son charme… Tout est lié à la figure féminine et séductrice, mais positivement. Et au moment du procès, ce sont tous les stéréotypes sur les femmes vénales, criminelles, menteuses, hystériques… qui sont mis en avant. On voit vraiment que la presse influence la population, mais aussi le traitement judiciaire car c'est un jury d'assises, un jury populaire. Donc la presse a un rôle énorme, et appelle à ce qu'on la guillotine. Cette mise à mort symbolique et sémantique montre à quel point, aujourd'hui aussi, le fait d'être montré du doigt, accusé dès l'entame, sans qu'il y ait un réel procès, détruit les gens. Et ça détruit les femmes, en particulier.»

Vous évoquez dans le livre vos «interrogations sur ce qui nous est arrivé à nous, femmes». Cette recherche a-t-elle répondu à vos questionnements?

«La voix des femmes, à cette époque et au moment où j'ai commencé ce travail [1999], était inaudible. On n'écoutait pas les femmes ni individuellement, ni collectivement. Aujourd'hui, ça a changé, avec les nouveaux moyens de communication et la presse qui fait son boulot. Ça remplit l'espace et il n'y a plus personne qui peut mettre en doute qu'il y a de la violence structurelle envers les femmes. Ça fait des années que je travaille là-dessus, mais c'est dans les trois dernières années, pas plus, que quelque chose a changé. Et mon travail tombe à point nommé car c'est aussi savoir comment on transmet l'histoire. On invisibilise les femmes. C'est un grand débat aujourd'hui. Les femmes qui ont fait les calculs pour aller sur la lune, les femmes qui ont réalisé des grandes recherches, ces femmes du Bauhaus qui sont gommées des photos… Marguerite Steinheil, on n'a jamais voulu reconnaître son rôle dans l'Affaire Dreyfus. On fait face à une invisibilisation des femmes comme des êtres qui apportent des choses au monde. C'est une des violences structurelles. Aujourd'hui, on en sort heureusement, parce que les femmes se mettent ensemble, notamment. Elle, elle était toute seule.»

Oriane Renette

En quelques lignes

«La pompe funèbre», «la putain de la République», «la Lucrèce Borgia de l'Élysée». Autant d'étiquettes qui sont longtemps restées collées à la personnalité de Marguerite Japy-Steinheil. C'était elle, la fameuse «connaissance» de Félix Faure qui s'est enfuie par l'escalier de service, alors qu'il agonisait à l'Élysée, le 16 février 1899. À travers un feuilleton historique passionnant, Sylvie Lausberg réhabilite cette femme insultée depuis plus de 100 ans. Historienne, psychanalyste et présidente du Conseil des Femmes francophones, l'auteure est partie à la rencontre de ce personnage romanesque au destin hors du commun. Femme de pouvoir et d'influence, Marguerite Japy-Steinheil a vécu sans se plier à la condition de femme. Derrière les insultes misogynes et les catégories réductrices, Sylvie Lausberg tente de dévoiler la fameuse Madame S. dans toutes ses dimensions. Une femme multi-facettes, comme nous toutes, finalement. (or) 4/5

«Madame S de Sylvie Lausberg», éditions Slatkine&Cie, 288 pages, 20 €