Le marché de la sextech avance à pas feutrés

Les moeurs semblent enfin évoluer dans le secteur des technologies. Interdite l'an dernier lors du salon CES de Las Vegas parce qu'elle vendait des sextoys connectés, l'entreprise Lora DiCarlo y est revenue en force cette année avec deux produits, mais surtout un prix de l'innovation.
par
Pierre
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Ce refus d'accueillir le sextoy Osé au Consumer Electronics Show avait créé la polémique l'an dernier. La CTA -organisatrice du salon- lui avait retiré son prix d'innovation parce qu'il était "immoral, obscène et profane", se souvient Lora Haddock, la fondatrice de l'entreprise.

Osé (Photo Lora DiCarlo)

Cette année, elle a eu gain de cause et est bel et bien là, d'autant qu'elle avait reçu près de 10.000 commandes pour un montant total de 3 millions €.

Elle était donc fièrement de retour cette année avec deux nouveaux produits connectés: Onda et Baci qui ont tous les deux remporté un prix de l'innovation. Le premier est annoncé comme étant un "masseur robot du point G" tandis que l'autre stimule la région du clitoris.

Onda et Baci (Photo Lora DiCarlo)

Avec des pincettes

Les sextoys sont censés aider à se détendre, à s'éduquer, à se remettre après l'accouchement, à favoriser les relations longue durée ou longue distance et l'émancipation des femmes... et donner du plaisir. Mais cette dimension arrive bien après la santé parmi les arguments mis en avant par les fabricants, soucieux de respectabilité.

"Les sextoys ont une connotation extrêmement négative", remarque Jérôme Bensimon, le président de la société Satisfyer. "Donc on s'est rebaptisés 'société de bien-être sexuel'".

La marque s'est fait connaître avec sa technologie d'ondes de pression pour stimuler le clitoris, et s'apprête à lancer une application connectée à certains jouets, qui permettra de les contrôler avec l'intonation de la voix, notamment.

Sur son stand du salon de l'électronique grand public à Las Vegas (CES), les vibromasseurs et boules de geisha côtoient des minis vibrateurs en forme de cônes glacés. L'année dernière, un tel étalage n'aurait pas non plus eu droit de cité.

Mais pour l'édition 2020, la sextech est à l'essai, après de longues tergiversations. "Les sextoys sont des appareils électroniques de grande consommation, mais ils ne sont pas traités comme tels", regrette Janet Lieberman-Lu, cofondatrice de Dame Products, qui fabrique des petits vibrateurs à clitoris.

"Alors qu'ils sont plus courants dans les foyers que beaucoup d'autres produits qu'on trouve au CES", note-t-elle.

Photo Dame Products

Sa société a intenté une action en justice contre le métro de New York, qui autorise les publicités pour les médicaments contre l'impuissance sexuelle, et les références humoristiques à la sexualité, mais pas les jouets sexuels.

"Dire que les érections sont une question de santé mais que les vibrateurs féminins sont obscènes, cela revient à dire que les hommes sont censé pouvoir avoir des relations sexuelles et que les femmes ne sont pas censées en tirer du plaisir. Et cette vision nourrit la culture du viol", assène-t-elle.

Le plaisir est synonyme de santé, martèlent tous ces entrepreneurs qui se sont convertis à l'industrie des sextoys après une première vie professionnelle dans l'électronique, la médecine ou la beauté.

Ils se sentent investis d'une mission d'éducation, alors que les manuels scolaires commencent à peine à inclure la forme et la taille du clitoris.

"Tout le monde veut parler de sexe, mais c'est souvent difficile, à cause de la peur du rejet", constate Soumyadip Rakshit, président de Mystery Vibe, qui conçoit des vibromasseurs pour les organes féminins et masculins avec des fonctions ciblant les troubles de l'érection ou les cicatrices dans le vagin après l'accouchement.

Pour en parler, "les gens ont besoin d'un catalyseur, comme le médecin, un article, une célébrité, une série..."

Sexualité virtuelle

Deux stands plus loin, Gerard Escaler, directeur du marketing de Lovense, explique aux visiteurs le fonctionnement d'un "masturbateur" pour hommes, une sorte de tube avec un manchon à l'intérieur.

La société basée à Hong Kong propose plusieurs applications qui facilitent les relations physiques à distance, que ce soit avec son partenaire ou des "camgirls" (les personnes qui se filment en direct dans des positions sexuelles contre une rémunération) équipées d'un vibromasseur connecté.

"Deux personnes peuvent synchroniser leurs jouets et même passer un appel vidéo en simultané", détaille M. Escaler.

Lovense développe aussi un jeu en réalité virtuelle, avec un personnage féminin, connecté au sextoy masculin. Les visiteurs doivent imaginer le résultat, ce genre d'images -même de synthèse- étant interdit dans l'enceinte du salon.

Mais l'industrie du "bien-être sexuel", qui représentera près de 40 milliards $ d'ici 2024 (selon des projections de la société Aritzon), a peut-être tout intérêt à garder une part d'ombre et de controverse.

Sans le scandale, le sextoy à près de 300 $ de Lora DiCarlo n'aurait sans doute pas décollé si vite. "Lors de notre prévente en novembre, nous avons atteint notre objectif de ventes annuelles en 5 heures", se réjouit l'entrepreneuse, à bord d'un camion transparent estampillé "Le plaisir est pour vous", qui sillonne les rues de Las Vegas pendant toute la durée du CES.