La vie hors norme de Jean-Michel Jarre : «Il m'est arrivé des choses totalement inattendues»

La vie de Jean-Michel Jarre est un roman. Une mère grande résistante pendant la guerre, un père multi-oscarisé mais qui l'a abandonné dans la précarité quand il avait cinq ans, des concerts dans des pays très fermés, des live face à plusieurs millions de personnes, un précurseur en musique électronique, des rencontres avec les plus grands de ce monde…
par
ThomasW
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Une existence hors norme qui méritait bien une autobiographie. Mais celle-ci a un goût en plus. Jean-Michel Jarre n'est pas un écrivaillon. C'est avec un véritable talent romanesque qu'il nous conte cette suite de moments choisis. «Mélancolique Rodéo» est bien plus qu'un bouquin à ranger au rayon musique.

Quand on a eu une vie aussi romanesque que la vôtre, c'était une obligation de la raconter?

«C'est une vraie question par rapport à la création d'un livre comme celui-là. Parce que ce qui est toujours ambigu dans une autobiographie, c'est la part de narcissisme. En quoi ma vie va-t-elle intéresser qui que ce soit? Moi, j'avais envie d'écrire un roman depuis très longtemps. Je ne l'ai pas fait par timidité. Mais l'idée de raconter des histoires avec des objets me titillait depuis longtemps. Et puis, je me suis dit que j'avais rencontré des gens tout à fait incroyables, et qu'il m'était arrivé des choses totalement inattendues. Jusqu'à aujourd'hui, j'ai eu des rencontres avec des personnages réellement romanesque, à commencer par mon père et ma mère qui étaient antinomiques, des oxymores émotionnels. Je me suis dit ‘Et si je commençais par là'. Comme la création d'un album, on le fait d'abord pour soi. Ce n'est pas un geste égoïste mais un besoin. Je me suis donc lancé là-dedans, avec l'idée que les objets me permettraient de rompre avec la chronologie classique des autobiographies. Je voulais faire des sauts entre le passé et le présent. Et ça m'a permis d'avoir une ambition romanesque, de raconter une histoire comme un ‘page turner'.»

Comment avez-vous choisi ces objets et ces moments clé?

«Quand je travaille en musique, je le fais sous la forme d'une boîte à outils. Je mets pas mal d'éléments puis j'essaye de les relier les uns aux autres et non de manière linéaire. Pour ce livre, je me suis dit que j'allais aborder cela via des objets qui sont des portes d'entrée vers des tranches de vie particulières. J'ai passé pas mal de temps à trouver l'ordre. Par exemple, le prologue était d'abord au milieu du livre, mais je l'ai mis au début parce que j'avais envie de rentrer dans quelque chose qui fourmille plus. C'est très musical ce que je dis. J'adore les livres fourmillants comme les ‘Cent ans de solitude' de Garcia Marquez ou encore Dostoïevski. Dès le début, on rentre dans un univers de plain-pied. J'avais envie de çà. Et en fin de compte, j'ai fait une continuité de tous ces éléments.»

On découvre à la lecture de ce livre un vrai talent de romancier. Vous en étiez conscient?

«J'ai toujours aimé écrire et j'ai toujours eu une certaine facilité pour le faire. J'ai fait des textes de chansons comme ‘Les Mots bleus', ‘Les Paradis perdus', ‘Faut pas rêver', ‘Où sont les femmes?', etc. Mais écrire une chanson, ce n'est pas la même chose qu'un roman. J'ai toujours avec moi des carnets Moleskine remplis de notes qui m'ont moins aidé que je ne le pensais. Je les ai surtout compulsés pour me rappeler de détails. Je me suis rendu compte que je me souvenais de pas mal de choses au fur et à mesure que j'avançais.»

Avec un premier chapitre consacré aux funérailles de votre père, le compositeur Maurice Jarre, on rentre dans le vif du sujet. C'était pour directement percer l'abcès?

«Pas du tout. J'ai commencé par la fin par rapport à mon père pour ensuite rétrograder et repartir sur l'enfance et les raisons pour lesquelles j'ai eu cette absence, cette béance et cette épine dans le cœur qui m'a finalement permis de me construire d'une certaine manière. Mais surtout, parce que c'est une scène de film, elle aurait pu être dans ‘The Big Lebowski' ou dans un Almodovar. Je suis venu pour les obsèques avec mon fils David et ma sœur Stéphanie. Sans nous, il n'y aurait eu qu'une seule personne pour cet homme qui avait trois Oscars et une étoile sur Hollywood Boulevard. Et je découvre un cercueil luxueux qui était de location. Quand j'en parle à sa veuve, elle me répond que ça met trop longtemps à brûler. C'est déjà surréaliste. Puis on va sur la colline où il y a le crématoire, et on voit notre père dans un carton d'emballage comme on aurait pu en trouver au supermarché, avec les pieds qui dépassent. C'est absurde mais quand c'est son père, c'est d'autant plus triste et pathétique.»

Vous avez rencontré des personnages prestigieux toute votre vie, mais dès votre plus jeune âge vous avez croisé Chet Baker ou encore John Cage.

«On pourrait croire que je suis né avec une cuillère d'argent dans la bouche, ce qui n'est absolument pas le cas. Ma mère se trouvait par hasard dans un endroit où John Cage passait. Il a posé sa main sur son ventre quand elle était enceinte de moi, et il a dit ‘Il y a un musicien là-dedans'. C'est assez incongru. Quant à Chet Baker, ma mère discutait avec sa copine au bar Le Chat qui Pêche. Pendant ce temps-là, je suis descendu dans cette cave où j'ai rencontré des gens comme Don Cherry, Archie Shepp et Chet Baker. Et pour mes neuf ans, ce dernier me joue un morceau juste pour moi, tandis que ma mère est en haut et ne le sait même pas. À chaque fois que je raconte cette histoire, je me souviens du son de la trompette sur ma poitrine. C'était ma première émotion physique de l'impact du son sur le corps. Et ça, c'est très fondateur. Puis il me dit ‘tu vois, ce qui est important dans la musique, c'est la mélodie, mais surtout de pouvoir s'en échapper pour aller à la chasse aux sons'. C'est pour ça que j'ai toujours pensé qu'il y avait une analogie étrange entre le jazz et la musique électronique. C'est une quête du son, une volonté de sortir de la mélodie pour pouvoir aller explorer les textures.»

Pierre Jacobs

«Mélancolique Rodéo», de Jean-Michel Jarre, éditions Robert Laffont, 384 pages, 21€