Nadine Labaki raconte les enfants des rues dans ‘Capharnaüm : « On se révolte contre tout, mais pas contre ça »

Son premier film scrutait la société libanaise à travers un salon de beauté, le second à travers un village isolé. Pour son troisième long-métrage, 'Capharnaüm', Nadine Labaki nous plonge dans le chaos des rues de Beyrouth, pour raconter le quotidien difficile des enfants des rues. Après le festival de Cannes, d'où il est reparti avec le Prix du Jury, la réalisatrice est venue présenter le film en octobre au Festival de Gand, où il a remporté le prix du public.
par
elli.mastorou
Temps de lecture 3 min.

De 'Caramel' à 'Et maintenant on va où ?', vos films sont des microcosmes, comme si on regardait un bout de l'humanité par le trou de la serrure. C'est aussi comme ça qu'est né ‘Capharnaüm' ?

Nadine Labaki : « Mes films partent toujours d'une observation. Je pourrais passer des heures à une table de café, ou sur un banc, à regarder les gens. Je me demande où ils vont, qu'est-ce qui se passe dans leur tête, quels sont leurs problèmes, à quoi ressemble leur maison… J'ai toujours été comme ça, depuis petite. La nature humaine me fascine, me guide. C'est ça qui a initié ce projet : vouloir savoir qui est cet enfant, que je vois debout devant la fenêtre de ma voiture, un soir à Beyrouth. Que pense-t-il ? Comment il analyse ce qui lui arrive, est-ce qu'il sait que c'est injuste ? Est-ce qu'il se rend compte qu'il y a autre chose, ou est-ce que pour lui la vie est normale ? C'était aussi inspiré d'Aylan Kurdi, cet enfant réfugié noyé sur une plage dont la photo a fait le tour du monde en 2015… »

Vous avez construit le film à partir de centaines de témoignages d'enfants comme celui-là…

« Oui. Je suis allée dans les centres d'accueil, des centres de détention, des prisons pour mineurs, pour comprendre comment ces enfants pensent. Et à force de leur parler, j'ai vu à quel point ils étaient en colère. Ils ont beaucoup de distance avec ce qui leur arrive. J'ai vu des enfants qui ont fui leur maison, qui se retrouvent à la rue, et dont le seul moyen de survivre est de se faire violer. C'est des enfants qui n'ont plus rien dans le regard. D'ailleurs beaucoup ont essayé de se suicider. Un d'eux m'a dit : 'Je ne sais pas pourquoi je suis là. Pourquoi on me donne la vie si on ne m'aime pas ?' »

Nadine Labaki sur le tournage de Capharnaüm (via Cinéart)

Et ceux qui survivent, quels adultes deviennent-ils ?

« Oui, quel genre d'humain ça va être ? Certains sont tellement en état de choc qu'ils ne réagissent plus, ils ne jouent plus, ils ne sont curieux de rien. Qu'est-ce qu'on fait de ces milliers, ces millions d'enfants, qui vont grandir dans cet état ? »

Quel message avez-vous voulu passer avec ce film ? 

« Pour moi un film est beaucoup plus fort que n'importe quel discours politique. La politique traite de problèmes abstraits, de chiffres, de statistiques. Le cinéma humanise le problème, lui donne un visage. C'est autre chose. Ces enfants ont perdu toute valeur de leur existence. D'ailleurs ils ne savent même pas quand ils sont nés. Et une personne qui n'a pas le sens de ce qu'elle vaut, bien sûr qu'elle va sombrer plus facilement dans le terrorisme, qu'elle va se faire exploser, tuer quelqu'un, violer un autre enfant... En fait je ne sais pas comment on fait pour continuer à vivre en tant que société, je ne comprends pas qu'on ne soit pas dans la rue, en ce moment, à se révolter contre ça. On se révolte contre tout, mais pas contre ça. Comme si cet enfant n'était pas le nôtre. Tant que nos enfants à nous mangent à leur faim et dorment dans un lit, tout va bien. »

Que répondez-vous à certaines critiques qui trouvent le film ‘misérabiliste' ou ‘larmoyant' ?

« C'est une mode, en fait : la retenue. C'est un mot que beaucoup de critiques cyniques utilisent : ‘un film génial, tout dans la retenue'. Retenir une émotion, instinctive, qui vient naturellement : pourquoi ? Pour moi la retenue n'est pas une force, c'est une faiblesse. C'est ne pas faire face à ses émotions, c'est se restreindre, être coincé, bloqué. C'est tout ce que je n'aime pas. Les gens comme ça, je les évite. C'est facile de s'asseoir dans un café à Paris ou en Suisse, et dire 'c'est trop ceci, pas assez cela.' Allez voir ce qui se passe en vrai dans le monde, la vraie misère, les vraies larmes, et vous verrez qu'à côté, ce film, ce n'est rien. »

Zain Al Rafeea (Zain) et la petite Boluwatife Treasure Bankole (Yonas) (via Cinéart)

Quels retours avez-vous eu du public sur le film ?

« Les gens me disent souvent que depuis le film ils regardent autrement les enfants sous les ponts ou dans la rue. 'Quelque chose a changé dans ma vision du monde', 'Je n'ai pas pu manger après ce film.' C'est ça le but. Donc ce film est en train de faire sa mission. Sauf auprès de quelques cyniques, mais au fond, même eux sont remués, ils ne veulent juste pas se l'avouer (rires). » 

 

 

NOTRE AVIS

‘Capharnaüm' c'est d'abord l'histoire de Zaïn. Zaïn a 12 ans, enfin, plus ou moins : ses parents ne l'ont pas déclaré. Trop cher. Trop d'enfants à nourrir. Zaïn grandit dans le chaos des rues de Beyrouth, entre misère, mendicité, et criminalité. Pas d'école, mais des coups. Pas d'amour, mais des cris. ‘Capharnaüm' c'est l'histoire d'un enfant qui finit en prison, et qui intente un procès à ses parents pour lui avoir donné la vie. A partir d'un fil de fiction, ‘Capharnaüm' tisse l'histoire vraie de milliers d'enfants des rues, que la réalisatrice Libanaise Nadine Labaki (‘Caramel') a rencontrés pour construire son film. Face à la caméra, ces acteurs non-professionnels, adultes et enfants, jouent leur propre histoire (mention spéciale à Rahil et l'incroyable bébé-actrice qui joue Yonas). Et c'est d'eux que vient le constat cynique d'une œuvre puissante qui, malgré ses quelques longueurs appuyant sur le tragique, n'est pourtant qu'un bref aperçu d'une triste réalité : ne faites pas d'enfants, si vous êtes incapables de les aimer. Le résultat est un film-uppercut, bouleversant et glaçant, qui questionne notre capacité d'empathie, et notre futur en tant que société.

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Elli Mastorou

Visuels : Cinéart