La nature, invention de l'Occident moderne

Facilement assimilée à la distinction entre humain et non humain, la dualité entre nature et culture nous semble familière. Cette opposition n'est pourtant présente que dans le modèle de pensée occidentale. C'est ainsi l'Occident qui «a inventé la nature». Comment, dès lors, l'ensemble des «existants» (l'ensemble des êtres présents sur terre) est-il perçu en dehors de la pensée moderne?
par
Camille
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L'une des missions de Natagora est de mettre en place les outils nécessaires pour «améliorer la cohabitation entre l'homme et la nature», d'agir sans relâche pour que «vivre avec la nature» soit possible. Ces expressions, typiques du mode de pensée occidental moderne, sous-entendent une idée qui semble évidente: la nature existe, objectivable, extérieure à l'homme. La séparation n'est cependant pas perçue comme radicale. Sur un plan purement physique, puisqu'il est constitué de la même matière que l'ensemble de l'univers, l'homme fait partie de la nature.

La théorie darwinienne de l'évolution montre qu'Homo sapiens est un animal comme les autres. Il reste malgré tout que, pour nous, la sphère de l'homme n'est pas celle de la nature, et que le premier peut même exploiter, maltraiter, piller, voire détruire la seconde. Le concept de «nature» reste flou, mais son histoire est éclairante.

Ph. Natagora

Le grand partage

Le concept existe chez les anciens Grecs, mais change de signification avec le christianisme. Formé au dernier jour de la Genèse, seul être créé à l'image de Dieu, l'homme est une sorte de vice-roi de la création: «Dieu les bénit en disant: soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre, rendez-vous en maîtres, et dominez les poissons des mers, les oiseaux du ciel et tous les reptiles et les insectes». La séparation est consommée, et instaurée en domination.

 

Le 17e siècle voit l'émergence de la pensée moderne. La matière, «substance étendue», constitue pour Descartes toute la création physique, l'âme étant définie comme «substance pensante». Le dualisme est en place. Parallèlement, le «je» deviens autonome du reste du monde «Je pense donc je suis». L'idée implique une séparation radicale entre conscience et monde sensible (corps humain compris). Un grand partage qui permet également la naissance de la science moderne: situé hors du monde, l'esprit peut l'objectiver et l'étudier rationnellement.

Ph. Natagora

Il n'existe donc pas d'essence de la nature donnée de façon objective et universelle, mais un concept historiquement construit au sein d'un dispositif culturel particulier qui n'existe pas en dehors de notre mode de pensée. La nature, en tant que réalité indépendante de toute culture, n'existe pas. Elle est une invention de l'Occident moderne. Toutes les sociétés font pourtant l'expérience d'une réalité regroupant de nombreux existants (dont l'homme fait partie) et ont, à ce titre, élaboré des visions du monde spécifiques.

Des personnes comme les autres

Chez les Achuar, par exemple, la plupart des existants se voient pourvus d'une faculté spirituelle qui leur permet de vivre une vie collective analogue à celle des humains. Pour les membres de ce groupe jivaro d'Amazonie équatorienne, les animaux et les plantes sont des personnes comme les autres, que seule l'apparence physique distingue. Pas d'opposition entre nature et culture, pas même d'idée de nature: seuls existent des «collectifs» et des relations de communautés à communautés.

 

Dès lors, loin de représenter une zone sombre, sauvage, encombrée de formes et d'êtres parfaitement indépendants de la sphère domestique -et, par là, un tant soit peu menaçante dans notre conception occidentale –, la forêt est pour les Achuar le lieu de vie d'une multitude d'êtres sociaux que seule la diversité de leurs accoutrements et l'absence de langage distinguent finalement des humains. Les plantes cultivées n'échappent pas à cette continuité. Dans Par-delà nature et culture (2005), l'anthropologue Philippe Descola précise: «Les femmes s'adressent aux plantes cultivées comme à des enfants qu'il convient de mener d'une main ferme vers la maturité […] Les hommes, eux, considèrent le gibier comme un beau-frère, relation instable et difficile qui exige le respect mutuel et la circonspection.» Considérés comme des parents, les autres existants deviennent ainsi de véritables partenaires sociaux.

Il existe tout de même chez les Achuar des catégories d'existants dépourvus d'âme et qui ne ressortissent pas de cette continuité spirituelle: la plupart des insectes, les herbes, les mousses, les fougères… ne peuvent participer des échanges sociaux. Ils constituent peut-être quelque chose qui approche notre idée de «nature».

Le dualisme remis en cause

Ainsi, un Achuar, découvrant les représentations que l'Occident moderne se fait du monde, n'y verrait que le processus historique de construction d'une mythologie pour lui tout à fait exotique. Une mythologie d'ailleurs en évolution: l'antispécisme remet en effet en cause aujourd'hui la classique discontinuité des facultés psychiques entre humains et non humains. Peter Singer (La libération animale, 1975) propose ainsi «d'étendre le principe fondamental d'égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces» sur la base d'une commune faculté à ressentir du plaisir et de la peine. Des considérations qui pourraient même être étendues au règne végétal: «Un arbre est sensible à la douleur et a une mémoire», écrit Peter Wohlleben dans son récent best-seller (La vie secrète des arbres, 2015). Il y affirme aussi que les forêts sont régies par une véritable organisation sociale fondée sur l'entraide et la solidarité.

Ces remises en cause du dualisme moderne peuvent contribuer à promouvoir, comme le souhaite Philippe Descola, «une coexistence moins conflictuelle entre humains et non-humains, et tenter ainsi d'enrayer les effets dévastateurs de notre insouciance et de notre voracité sur un environnement global dont nous sommes au premier chef responsables…» Améliorer la cohabitation entre l'homme et la nature, en quelque sorte.

Benoît Vignet