Une vallée qui a de la Gueule

Aux confins du Pays de Herve, traversant la frontière batave, s'étend la magnifique vallée de la Gueule. Sillonnant les forêts, où se tapit le chat sauvage, et les prairies nourricières de la cigogne noire, elle vient de bénéficier d'un très gros projet de restauration. Et tout y a été pensé pour favoriser un tourisme doux.
par
Camille
Temps de lecture 4 min.

Onze heures du matin à Sippenaeken, fin septembre. Sur le parvis de ce petit hameau, de bonnes odeurs de cuisine nous chatouillent les narines. Déjà, quelques touristes sont attablés à la brasserie, un jour de semaine. Le café d'en face ouvrira plus tard. Tandis qu'un peu partout ces institutions villageoises disparaissent, elles sont ici florissantes. Nos voisins hollandais amoureux de nature raffolent en effet de la vallée et viennent régulièrement y flâner.

Un corridor fréquenté

Cette large vallée aux versants boisés et aux beaux reliquats de bocage attire en effet jusqu'à la Meuse une faune variée. En provenance de l'Eifel allemand et des Hautes Fagnes, celle-ci profite en effet du corridor écologique. Le chat sauvage se cache ainsi dans le bois du Vijlenerbos qui surplombe la Gueule de l'autre côté de la frontière, tandis que la cigogne noire, la pie-grièche écorcheur ou le cincle plongeur profitent des fonds de vallée. Le muscardin niche, lui, au milieu des ronciers ou dans les cavités des vieux vergers. Plusieurs associations naturalistes hollandaises, bichonnant déjà «leur» partie de la Gueule, ont eu le coup de foudre pour son équivalent wallon, géré par Natagora.

Ph. Natagora

En 2014, l'association ARK a ainsi pu lancer un beau projet, soutenu par la «Nationale Postcode Loterij» – l'équivalent de notre Loterie Nationale–, pour renaturer la vallée. Aujourd'hui, le projet touche à sa fin et les résultats sont impressionnants! La réserve naturelle s'étend sur plus de 50 hectares, plus de 400 élèves des écoles primaires voisines ont été sensibilisés, 180 personnes ont suivi des formations naturalistes, et plusieurs sentiers ont été balisés.

Déstructurer pour renaturer

Nous descendons avec Eric Leprince, conservateur de la réserve Natagora, sur une des premières parcelles, acquise dans les années nonante: «Imagine qu'ici, il a vingt ans, c'était un champ de maïs. Tout avait été aplani, drainé, et rempli d'engrais. On a donc commencé par déstructurer le terrain, avec une petite machine, pour recréer des habitats variés et permettre à la nature de se redéployer. Aujourd'hui, les bécassines sourdes et des marais y passent l'hiver, et on a compté jusqu'à 6 couples de rousseroles verderolles nicheuses!»

 

«Déstructurer le terrain», un concept étonnant dans la bouche d'un naturaliste, mais qui va revenir souvent tandis que nous crapahutons dans la réserve. La plupart des belles prairies qui fournissaient le fourrage aux villages d'antan ont en effet été drainées, lissées, banalisées par l'agriculture moderne. En replantant des haies ou des bosquets, en laissant libre cours à des bouquets de ronces ou d'orties ou en creusant des mares, les écologues locaux ont refaçonné des milieux naturels. Eric a également pris des points GPS sur tous les affleurements d'eau, en hiver. Au printemps, il y a creusé à faible profondeur. En prenant un peu de hauteur, le résultat est étonnant: l'ancien cours de la Gueule, déviée pendant la période industrielle, réapparaît.

Un paysage à couper le souffle

Au milieu du site, un longiligne canal d'exhaure saigne la colline. Il servait en son temps à vider les eaux infiltrées dans les boyaux miniers. Vu la composition de l'eau, ses berges sont également jaunes de pensées calaminaires à la belle saison.

Ph. Natagora

Nous grimpons un talus au pied d'un beau chêne centenaire lorsque quelques bonds bruns attirent mon attention. Deux chevreuils passent la crête en gambadant. Un peu moins vif, je les suis et débouche sur un paysage à couper le souffle. Sans aucun bâtiment à l'horizon, toute la vallée s'étend devant moi. Trois hérons gris survolent paisiblement un vieux pommier isolé qui contemple la vallée. Une buse lâche un cri perçant auquel répond le gloussement sinistre du pic noir. En contrebas, un petit troupeau de vaches Galloway se prélasse sous les aulnes rivulaires.

La vache, clé de voûte de la réserve

Ces vaches écossaises, brutes, noires comme le jais, jouent un rôle crucial dans la réserve. Actuellement, trois petits troupeaux familiaux sont dispersés sur différentes parcelles. Physiquement adaptés aux prairies très humides dans lesquelles ils évoluent, ils pratiquent le «pâturage naturel». Le concept vient de nos voisins du nord. Les individus, d'âges et de sexes différents, se mélangent, dominés par un seul mâle. Devant nous, un jeune veau tête ainsi sa mère, sous le regard affectueux du gros mâle tout en muscle. De petits taureaux restent calmement en périphérie. On est loin des troupeaux d'Holstein laitières aux pis gorgés, parquées sur leurs déserts biologiques de graminées bourratives, qu'on retrouve partout dans la région. Ces belles Galloways, soignées par un éleveur local, sont seules responsables de la gestion de la réserve. En pâturant à leur rythme, elles permettent d'avoir une végétation rase en début de saison, propice à certaines plantes, qui va ensuite leur monter jusqu'aux épaules, offrant le refuge à de nombreux oiseaux et insectes. De plus, fruit d'une longue sélection, elles sont particulièrement calmes et acceptent facilement la compagnie des promeneurs.

 

De nombreuses balades ont en effet été aménagées et balisées ces dernières années par Natagora pour rendre autonomes les randonneurs désireux de découvrir cette belle vallée cachée. Et maintenant que les travaux sont finis, les balades guidées vont pouvoir commencer. Restez informés et, si vous tombez sur Eric, n'espérez pas en placer une avant d'avoir écouté toute l'histoire passionnante de la valléeet de ses habitants!

Aidez Natagora à agrandir la réserve de la vallée de la Gueule: natagora.be/reserves

La légère flore des métaux lourds

Le sol de la région regorge en effet de minerais divers. De l'époque romaine à l'âge industriel, les mines de zinc et de plomb ont parsemé la région. La Gueule a donc été déviée par endroits pour ne pas noyer les galeries minières. L'impact de cette industrie ne s'arrête pas là. De nombreux déchets miniers, riches en métaux lourds, ont été dispersés dans la région. La Gueule a ainsi été fortement polluée et, lorsqu'elle était curée, cette pollution se répandait sur ses berges. Résultat ? Au printemps, des milliers de pensées calaminaires, de silènes enflés calaminaires et de tabourets calaminaires colorent joyeusement la réserve. Ces espèces sont liées aux milieux riches en métaux lourds, que l'on nomme donc… «calaminaires».