Marc Levy pour 'La dernière des Stanfield': "Nous étions complices avec mon père et pourtant, qu'est-ce qu'on en a partagé, des silences!"

Pour son 18e roman, Marc Levy s'interroge sur les non-dits, sur le passé, le silence. «La Dernière des Stanfield» est une intrigue passionnante au cœur d'un mystère qui touche trois générations.
par
Maite
Temps de lecture 8 min.

Votre roman traite des non-dits et du passé des parents. Vos enfants vous posent-ils des questions sur votre vie passée?

«Pas du tout. Jamais. C'est très marrant d'ailleurs. Ce qui m'a amusé dans le livre c'est qu'Eleonor-Rigby et George-Harrison embarquent dans un voyage qui les amène à revisiter le passé et à partir à la rencontre des hommes et des femmes qu'ont été leurs parents. C'est quelque chose que l'on a beaucoup de mal à faire dans la vie. On décrit le cercle familial comme la sphère intime, et en fait, cette sphère n'est pas du tout intime. Il y a beaucoup de non-dits, y compris dans les fratries. Finalement, on sait très peu de choses de nos proches. Il y a cette phrase horripilante que l'on a tous entendue à notre adolescence ‘J'ai eu ton âge' et qu'on n'a pas du tout envie d'explorer. On pourrait demander ‘Alors c'était comment mon âge?' Pourtant, en découvrant les transgressions de sa mère, Eleonor va se libérer.»

Notre avis

Eleonor-Rigby vit à Londres où elle est journaliste pour le National Geographic. Autant vous dire qu'elle voyage beaucoup. George-Harrison vit au Québec et est ébéniste. Ils vivent dans deux mondes différents. A priori ils n'ont rien en commun… hormis un prénom lié au groupe de rock les Beatles. Un jour, ils reçoivent, chacun de leur côté, une lettre anonyme faisant référence au passé criminel de leur mère respective. Le corbeau leur donne rendez-vous à Baltimore. C'est dans cette ville qu'ils se rencontreront et qu'ils entreprendront ensemble un début d'enquête. Quel lien unissait leurs mères? Pourquoi l'auteur de la lettre parle d'un passé criminel? Dans «La dernière de Stanfield», Marc Levy pose une question plus large: Connaissons-nous réellement nos parents? Comment étaient-ils à notre âge? Mais ne vous méprenez pas, le roman de l'auteur est avant tout un page turner qui mêlent émotion, rythme et rebondissements. Un livre à lire avec, comme fond sonore, les albums des Beatles, of course! (mh) 4/5 «La dernière des Stanfield», de Marc Levy, éditions Laffont, 480 pages, 21,90€

 

Elle se retrouve aussi beaucoup dans sa mère.

«Surtout ça va lui donner un appétit de liberté incroyable.»

Pensez-vous que l'on doive, en tant qu'enfant, poser des questions à nos parents sur leur passé?

«Mon rôle n'est pas de dire à quelqu'un ce qu'il doit faire. Mon bonheur de l'écriture est de poser des questions et non de donner des réponses. La phrase que je fais écrire à Eleonor quand elle dit à sa mère qu'elle se vantait d'être sa meilleure amie à qui elle pouvait tout dire alors qu'elle se rend compte que sa mère ne lui a pas dit grand chose est une phrase que je ressens aujourd'hui par rapport à mon père qui est parti. Nous étions extrêmement complices, les meilleurs amis du monde et qu'est-ce qu'on en a partagé, des silences! Aujourd'hui, je le regrette.»

Comment peut-on expliquer ses silences, ses non-dits? Ça s'explique par le fait qu'on est toujours pressé pour tout et qu'on ne prend pas le temps?

«Non, je ne pense pas. Ce serait une fausse excuse. J'ai eu 1.000 occasions d'engager la conversation. Je crois que c'est une pudeur. Est-ce que c'est une peur de voir l'avenir? Est-ce une nécessité parce qu'on a besoin de s'éloigner de l'arbre? Je n'ai pas les réponses à ces questions. Je vais devoir écrire d'autres romans sur ce sujet.»

C'est un sujet que vous voulez creuser?

«Je n'anticipe pas à ce point-là. L'écriture reste pour moi quelque chose d'extrêmement ludique et en même temps passionnelle et charnelle. Je me mets à écrire au moment où l'envie me prend. Je ne sais pas… J'aurais peut-être peur de me répéter. Le thème des non-dits, je l'avais déjà abordé dans ‘Toutes ces choses qu'on ne s'est pas dites'. J'y reviendrai peut-être dans quelques années si je vois qu'il y a moyen de l'aborder autrement.»

Vous sentez-vous libéré quand vous finissez d'écrire ce genre d'histoire qui pourrait faire écho à vos propres interrogations?

«Non on ne se sent pas libéré. Dans l'écriture, il y a une part libératrice, thérapeutique, analytique. Mais tout dépend du rapport que l'on entretient, s'il est volontaire ou involontaire. En ce qui me concerne, il est involontaire. Il y a des écrivains qui se mettent à écrire des histoires avec une motivation thérapeutique ou analytique. Mon roman commence par ‘Je m'appelle Eleonor-Rigby''. Dès la première ligne, je me suis mis dans la peau d'une femme. Je ne peux pas avoir l'impression que je vais parler de moi. Évidemment, les personnages finiront par vous rattraper. À force de converser avec eux, vous lâchez quelques trucs sur vous.»

Quel a été l'élément déclencheur pour ce roman? Vous êtes-vous dit ‘Je vais écrire un bouquin sur les non-dits'?

«Non je ne me suis pas dit ça. C'est pour ça que ça reste très ludique. Un jour, j'ai eu l'idée d'écrire l'histoire d'un homme et d'une femme qui ne se connaissent pas, qui vivent à des milliers de km l'un de l'autre et qui reçoivent le même jour une lettre anonyme accusant leurs parents respectifs d'avoir eu un passé criminel 35 ans plus tôt. À partir de là, c'est parti. Je suis par contre incapable de dire d'où vient l'idée. L'idée n'est pas l'histoire, c'est un début d'histoire. Le travail commence quand vous avez eu l'idée. Il existe 1.000 idées qui ne deviendront jamais des histoires.»

Quand vous commencez à écrire, vous ne connaissez pas la suite ?

«Dans toute la face cachée d'une idée, il y a quelque chose de sous-jacent. Ici, l'idée de base montre que l'on va parler des non-dits. Même si ça n'a pas été formulé de manière très claire, le matériau du livre est dans cette phrase.»

Et la construction du personnage?

«C'est au moment où j'écris. Ou c'est eux qui me construisent. Ce n'est pas une question de schizophrénie… Je pense qu'il y a deux grandes familles d'écriture: l'écriture autocentrée, très androgène, vous écrivez sur vous, et l'écriture sur les autres. Il n'y en a pas une qui est meilleure qu'une autre. Le fait d'écrire sur les autres ne veut pas dire que vous ne passez pas dans le décor. Les personnages que vous créez deviennent des composites d'une multitude d'interactions que vous avez eues ou vues dans la vie. La position de votre main sur votre visage vous fait une petite fossette sous l'œil. Je ne peux pas l'inventer ça. Je la mémorise, et peut-être que dans quelques années, je vais la reproduire dans un roman. Dans ‘L'horizon à l'envers', Hope dit à Josh que les petites choses de la vie ne sont pas petites du tout. Cette phrase résume tout ce que j'essaie de faire dans mon travail.»

On peut dire que vous travaillez tout le temps?

«C'est la grande arnaque de mon métier. Je peux regarder un palmier pendant trois heures et dire ‘Désolé, je travaille'. C'est un métier pour lequel il faut préférer regarder et écouter que de se montrer et parler.»

Vous vous murez parfois dans le silence?

«Oui. En plus, il y a le double télescopage de l'observation et de ce que ça déclenche. Du coup, vous décollez très vite vers des destinations inconnues. Tout ça vient du remède de l'ennui pendant l'enfance. Si vous imaginez, vous ne vous ennuyez pas une seule seconde. Si vous êtes coincé dans un train à l'arrêt en rase campagne, soit vous devenez dingue parce que vous vous ennuyez, soit vous observez les gens et vous vous faites 5 heures de cinéma.»

Vous vous faites souvent des films?

«Tout le temps! C'est magique. C'est marrant d'imaginer le passager du 7B se lever pour aller aborder la passagère du 5C. C'en est même gênant car vous avez vu quelque chose qu'eux-mêmes n'ont pas vu!»

Et ses passagers peuvent aussi imaginer des films dans lesquels vous serez un personnage.

«Oui et ça n'a rien d'intrusif puisque c'est anonyme. Cela devient intrusif quand vous le faites avec des personnes que vous connaissez. Mon meilleur ami me dit de temps en temps ‘Arrête ou je t'en colle un' (rires) Quand on lui demande ce qui est le plus insupportable chez moi, il répond que parfois on me parle et je ne suis pas du tout là. Je suis ailleurs!»

Que pensez-vous de Facebook qui a dévoilé un projet visant à décoder les pensées?

«Je trouve cela terrifiant! Ce qui est encore plus terrifiant, c'est que les gens se font attraper alors que la finalité est purement commerciale. Je ne crois pas une seconde que Facebook soit un réseau social. C'est un réseau commercial qui fournit un service de mise en relation et d'exposition de la vie des gens à des fins purement commerciales de captations de données revendues à des annonceurs. On a le droit d'y aller ou ne pas y aller. Mais il faut savoir que l'on confie notre vie privée à des algorithmes qui l'analysent. Personnellement, je trouve que ma vie privée vaut plus que ça!»

Vous habitez aux Etats-Unis. Que pensez-vous de Trump? 

"Ce qui est intéressant, c'est de voir comment une démocratie peut vite basculer. Regardons l'ordre autocratique qu'ont instauré Poutine en Russie et Erdogan en Turquie où la violence règne. On dit toujours que les grandes démocraties sont à l'abri de ces dérives autocratiques et violentes. On vient de voir que la plus grande démocratie du monde n'était finalement pas à l'abri de ça et qu'assez étrangement, un grand nombre de Républicains ont privilégié leur parti à leur patrie. C'est la genèse même du fanatisme. Quand on s'interroge sur la façon qu'un peuple aussi cultivé que celui de Goethe avait pu céder à l'extrême droite allemande et faire allégeance au parti nazi, on voit que dans la nature de l'Homme, le pouvoir et le partisanisme ont pris le dessus. Ce qui est rassurant aux Etats-Unis, c'est de voir que la société civile s'est réveillée, alors qu'elle a été complètement étouffée par Erdogan et Poutine. Il y a un axe autocratique et dictatoriale 'Poutine-Erdogan' qui avait tendance à se consolider avec Trump et les faucons qui sont autour de lui. Heureusement que la France n'est pas tombée dans le fascisme du Front national. L'élection de Macron a apporté beaucoup de choses aux Américains. Reste à savoir si Trump ne sera pas démis de ses fonctions à un moment... "