Philippe Cohen-Grillet : «Le Bataclan était dans le viseur des terroristes depuis 2009»

L'attentat du Bataclan aurait-il pu être évité? C'est la question que tout le monde se pose depuis la parution de la contre-enquête du journaliste Philippe Cohen-Grillet. Un livre qui témoigne notamment des lacunes du système judiciaire français.
par
Maite
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Votre livre vient de paraître. Quelles sont les réactions des autorités françaises?

«Il n'y a pas de réactions officielles des autorités. Il y en avait eu quand j'avais publié quelques articles mais pas cette fois-ci. En revanche, les familles des victimes des attentats du 13 novembre et du Caire sont accablées par ce qu'elles lisent. Il y a beaucoup de questions qui restent en suspens. Elles attendent que la justice fasse son travail. »

On se souvient de la réaction de Christiane Taubira lors de la publication, le 16 décembre 2015, d'un de vos articles dans le Canard enchaîné dévoilant que «des lourdes menaces contre le Bataclan ont été ignorées pendant cinq ans».

«Alors qu'elle est à l'époque garde des sceaux, elle ment. Elle dit qu'il n'existe aucun lien avéré entre les personnes qui sont mises en cause dans l'attentat du Caire de 2009 et celles qui ont frappé Paris. Pourtant, ce que j'ai publié, je l'ai fait à partir d'éléments de la police et de la justice belges. Car il faut savoir que contrairement à ce que disent beaucoup de responsables français, la police belge a fait son travail. C'est elle qui a fourni les éléments à la justice française. Dès 2003, elle a repéré Fabien Clain comme étant un membre de la mouvance radicalisée jihadiste. Elle a également établi le lien entre Farouk Ben Abbes, l'attentat du Caire, Fabian Clain, Maaroufi… Elle a transmis tout ça à la justice française.»

Que se passe-t-il entre 2009 et 2012?

«De 2009 à 2012, dans ce dossier qui concerne un projet d'attentat contre le Bataclan, les justices française et belge ont collaboré. Il y avait assez d'éléments probants pour que la justice française décide de mettre en examen et d'incarcérer pendant 16 mois Farouk Ben Abbes. Pourtant, cela s'est soldé par un non-lieu car le magistrat instructeur, qui aujourd'hui instruit également le dossier du 13 novembre (Christophe Teissier, NDLR.) a considéré que les charges étaient insuffisantes. La question que l'on est en droit de se poser aujourd'hui est de savoir s'il y a eu des dysfonctionnements dans le système judiciaire.»

Vous expliquez également qu'il y a un nombre important de dossiers terroristes par rapport au nombre de magistrats.

«Ça, c'est le problème que nous avons aujourd'hui en France. Il y a 324 dossiers terroristes au parquet de Paris et 13 juges d'instruction. Cela fait 27 dossiers par juge. Rien que pour le dossier du Caire, il y a 24.000 pages. Le dossier du Bataclan I qui s'est soldé par un non-lieu, ce sont 6.000 pages. Il y a un véritable manque de moyens humains.»

Quels éléments laissent penser que le Bataclan était déjà dans le viseur des terroristes en 2009?

«Après l'attentat du Caire, sept personnes sont arrêtées dont une Française, Dude Hoxha, et Farouk Ben Abbes. Ce dernier avoue, d'après lui sous la torture -il est vrai que les méthodes de la police égyptienne sont musclées-, un projet d'attentat contre le Bataclan et un autre contre un oléoduc dans le Sinaï. Immédiatement, les Égyptiens transmettent ces informations aux Français. Nous sommes le 9 mai 2009. Farouk Ben Abbes est belge, une équipe franco-belge est donc constituée. D'après les informations communiquées par la Belgique, en 2007, Farouk Ben Abbes est arrêté avec un certain Mahdi Maaroufi, qui avait comme projet un attentat contre l'hôtel Sheraton et un bâtiment de la Communauté européenne en Belgique. De plus, les Égyptiens détiennent le journal intime de Dude Hoxha, dans lequel elle retranscrit une conversation qu'elle a avec Fatima, la femme de Khaled Mustapha, le leader de l'Armée de l'islam (le groupe qui a perpétré l'attentat du Caire, NDLR.), qui lui explique que Ben Abbes veut frapper le Bataclan, tenu à l'époque par des juifs. C'est écrit noir sur blanc. Ce document est saisi par les policiers français. Par ailleurs, quand Ben Abbes est arrêté par les policiers égyptiens, on lui saisit une clé USB sur laquelle il y avait un logiciel de cryptage moudjahidine secrète, une littérature jihadiste extrêmement pointue, et des centaines de pages et vidéos de mode d'emploi d'explosifs. Il y a aussi un mail entre le chef d'Al-Qaïda et le chef de l'Armée de l'islam qui lui demande si ce ‘frère belge' est prêt à commettre un attentat martyr en France.»

Alors qu'est-ce qui explique qu'en 2012, Farouk Ben Abbes bénéficie d'un non-lieu?

«Ben Abbes va réfuter toutes les accusations. On ne lui posera pas plus de questions sur le Bataclan, aucune sur le journal intime de Dude Hoxha et quant à ses aveux aux policiers égyptiens, il répondra que c'était sous la torture. Donc fin de l'histoire, non-lieu!»

À l'heure actuelle, est-il question de rouvrir le dossier Bataclan I?

«Il est clos par un non-lieu et pour l'instant, il n'est pas questions de le rouvrir. Pour dire les choses clairement, ce qui pose aujourd'hui problème à la justice française, c'est que si ce dossier est rouvert, c'est reconnaître implicitement qu'il y a eu un problème.»

 

Les faits

Le 22 février 2009, un groupe de lycéens français est la cible d'un attentat terroriste au Caire. Cette attaque coûte la vie à Cécile Vannier, âgée alors de 17 ans. Directement après cet attentat, le journaliste Philippe Cohen-Grillet entreprend une enquête et publie plusieurs articles au fur et à mesure de ses découvertes.

En 2011 déjà, il écrit dans le Figaro qu'il existe des menaces d'attentats contre le Bataclan. À l'époque, le journaliste ignore l'existence d'une procédure judiciaire. En effet, en 2010, une information est en effet ouverte. Après l'attentat du Caire, Dude Hoxha, une Française d'origine albanaise, relate dans le journal intime qu'elle tient lors de son incarcération en Égypte de mai 2009 à mars 2010, une conversation qu'elle aurait eue avec la femme de Khaled Mustapha, le leader de l'Armée de l'islam. Sa co-détenue lui aurait révélé le projet d'attentat contre le Bataclan de Farouk Ben Abbes.

Par ailleurs, ce dernier lui-même avouera, sous la torture dira-t-il plus tard, son projet meurtrier à la police égyptienne, qui en informe les services français. La justice française savait donc que le Bataclan était visé par un groupe terroriste. Notons également que plusieurs liens sont établis entre notamment Farouk Ben Abbes, les frères Clain et Mahdi Maaroufi, repéré par la Sûreté de l'État belge.

Finalement, Farouk Ben Abbes est incarcéré avant d'être relâché faute de preuve. Ce dossier se soldera par un non-lieu. Et le Bataclan ne sera pas mis sous surveillance.

«Nos années de plomb. Du Caire au Bataclan: autopsie d'un désastre», de Philippe Cohen-Grillet, éditions Plein Jour, 19€