Guerre des gangs à Bruxelles dans "Black" d'Adil El Arbi et Bilall Fallah

par
ThomasW
Temps de lecture 3 min.

Coup de foudre à Matongé, coups de feu à Molenbeek : attention, voici Bruxelles comme vous l'avez rarement vue au cinéma ! Dans ‘Black', notre capitale est le théâtre d'une histoire d'amour et de violence, signée Adil El Arbi et Bilall Fallah. Rencontre avec deux jeunes réalisateurs prometteurs, qui mêlent avec aisance divertissement et cinéma d'auteur, et qui n'ont pas leur langue dans leur poche.

Vous vous êtes rencontrés à l'école de cinéma Sint Lukas. Pourquoi avez-vous décidé de travailler en duo ?

Adil El Arbi: «C'est simple : on était les deux seuls Marocains de l'école, donc on s'est vite repérés (rires) ! On s'est rendu compte qu'on avait les mêmes goûts en cinéma, les mêmes envies. On a même réalisé qu'à l'entretien d'entrée à Sint-Lukas, on avait chacun dit la même chose aux profs : qu'on voulait être ‘le Spike Lee du cinéma belge' ! »

Bilall Fallah: «Habituellement dans ce genre de situation, on a plutôt tendance à se méfier de l'autre. Mais nous, on a eu envie de collaborer. Ça nous posait parfois problème d'ailleurs, parce que chaque élève est censé tourner son propre film, et nous on en faisait un pour deux. Donc on tournait celui qu'on voulait faire, puis on en tournait vite un deuxième pour que l'autre ait quand même une note (rires) ! »

Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma ?

A.: «J'ai grandi avec les films de Steven Spielberg, à tel point que, quand j'étais petit, je croyais que tous les films au cinéma étaient faits par le même type (rires) ! Quand j'ai découvert ‘Jurassic Park' je me suis passionné pour les dinosaures. Après ‘Apollo 13' j'étais fasciné par l'espace, et puis les extraterrestres avec ‘E.T.'… Et j'ai réalisé qu'à chaque fois, ce centre d'intérêt venait d'un film. C'est comme ça que j'ai décidé de devenir réalisateur. »

B.: «Idem : Spielberg, mais aussi Indiana Jones, m'ont donné envie de devenir archéologue… Mais le réalisateur, c'est celui qui raconte l'histoire, c'est pour ça que c'est le meilleur métier. »

Adil El Arbi, les lecteurs francophones l'ignorent peut-être, mais vous êtes une superstar en Flandre suite à votre victoire dans le show télévisé ‘De Slimste Mens ter Wereld'…

A.: «Oui, c'est dingue, ça a été vu par un million et demi de personnes. Quand je me balade dans la rue, à Bruxelles personne ne me reconnaît, mais en Flandre je fais parfois 150 selfies par jour ! C'est une émission très populaire, elle avait révélé Bart de Wever à l'époque. Donc être le premier jeune Arabe à remporter la finale, c'est une bonne façon de compenser (rires). Je ne voulais pas participer au début, mais je l'ai fait car notre premier film ‘Image' sortait à la même période. Je me disais que même si je me plantais, au moins les gens entendraient parler du film. Et ça a marché, puisqu'il est passé de 40.000 à 80.000 entrées ! »

‘Black' aborde des thèmes similaires à ‘Image' : Bruxelles, les bandes urbaines… Est-ce une continuité ? Ou ‘Image' était-il un échauffement ?

A.: «L'envie d'adapter ‘Black' remonte à longtemps. Après nos études, c'est le premier projet qu'on voulait faire. Mais quand on a contacté Dirk Bracke, l'auteur du roman, on a appris qu'une autre équipe était prête à tourner le projet : on était dégoûtés ! Donc on a laissé tomber, et on s'est concentrés sur ‘Image'. Mais pendant le tournage, notre producteur nous a annoncé que l'autre projet était tombé à l'eau, et qu'on pouvait faire ‘Black' ! On a sauté de joie ! »

B.: «C'est vrai qu'‘Image' était un bon entraînement : ça nous a permis de ne pas répéter les mêmes erreurs. Par exemple, on a tendance à tourner des scènes courtes, on est un peu ‘speed', alors que rallonger une scène aide à installer une ambiance. Donc on a appris à ralentir. »

Quelles ont été vos influences pour ce film ?

A.: «‘La Cité de Dieu', les films de Martin Scorsese, le cinéma américain de cette période… »

Selon vous, qu'est-ce que ‘Black' raconte de la Belgique actuelle ?

A.: «Sa multiculturalité. On le voit bien dans les comédiens, recrutés par casting sauvage : aujourd'hui être belge, ce n'est pas forcément être blanc ! Quoi qu'en disent certains, la réalité de la Belgique c'est ça. Et c'est important que cette multiculturalité soit aussi représentée au cinéma. D'ailleurs certains nous appellent les ‘Diables Rouges du cinéma belge', ce n'est pas un hasard !»

B.: «D'ailleurs suite au casting sauvage pour le film, on a créé une agence pour que ces comédiens soient représentés : Hakuna Casting. Et Matthias Schoenaerts soutient le projet ! »

La Bande Originale fait aussi la part belle aux artistes du pays. Il y a notamment cette belle reprise de ‘Back to Black' par Oscar and the Wolf…

A.: «Oui, on est les derniers à avoir eu les droits ! On a montré l'extrait du film au père d'Amy Winehouse, et il a accepté. »

B.: «On ne savait même pas qu'Oscar and the Wolf était belge, au départ ! On entendait sa musique à la radio pendant l'écriture, donc on s'est dit qu'on le voulait pour le film. C'est comme ça qu'on l'a découvert ! Mais il y a aussi d'autres artistes belges sur la BO, des rappeurs comme feu Romano Daking, ou le groupe Soul'Art dont fait partie Martha, l'actrice principale. »

Les livres de Dirk Bracke sont écrits en flamand, et c'est aussi votre langue première. Pourquoi dès lors avoir tourné en français ?

A.: «Par souci de réalisme. On sait que, même si certains le parlent couramment, entre eux les jeunes de ces quartiers parlent français. Le flamand c'est la langue du riche, pas celle de la rue. D'ailleurs l'autre jour Bilall et moi discutions dans les rues de Molenbeek : direct, un type qui passait nous a jeté un : ‘Flamands' ! »

Ça vous est déjà arrivé de vous faire traiter de ‘sale Flamand' ?

A.: «Oui. Mais je prends ça pour un compliment ! Quand on me dit ça je dis ‘merci !' (rires) »

… et de ‘sale Arabe' ?

A & B.: «Oui, plein de fois. »

Elli Mastorou

En quelques lignes

Dans les rues de Bruxelles, la guerre des gangs fait rage entre les Black Bronx, et leurs rivaux, les 1080. Mavela, 15 ans, fait partie de la première bande quand elle rencontre Marwan, un adolescent dévoué à la seconde. Entre eux, c'est le coup de foudre. Mais ils vont vite être tiraillés entre les frissons du premier amour et la loyauté au groupe... Dans cette adaptation des romans de Dirck Bracke (‘Black' et ‘Back'), Adil El Arbi et Bilall Fallah poussent un cran plus loin leur langage cinématographique, qu'on avait déjà pu découvrir dans ‘Image' : sur fond de musique hip-hop et d'argot flamando-arabo-français, ils déploient une esthétique hyper-soignée teintée d'influences américaines, qu'ils parviennent à s'approprier, même si parfois maladroitement. Les jeunes visages inconnus du casting apportent une fraîcheur et une authenticité à cette histoire plutôt classique mais infusée de modernité, située quelque part entre ‘Roméo et Juliette' et ‘La Cité de Dieu'. Après Vérone et Rio, c'est Bruxelles qui se voit sublimée par cette histoire d'amour et de violence, de Gare du Nord à Porte de Namur en passant par Comte de Flandre. Bercé par une B.O. qui claque, et même s'il n'est pas exempt des faux pas propres aux premiers films, ‘Black' possède une puissance et une audace cinématographique qui valent indéniablement le détour.

3/5