Scott McCloud sculpte l'acte créatif

par
Nicolas
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L'auteur américain Scott McCloud est connu chez nous pour « L'Art invisible » et « Réinventer la bande dessinée ». Ces essais théoriques sous forme de BD sont de véritables références pour nombre de scénaristes et de dessinateurs. Dans « Le Sculpteur », il abandonne la théorie pour la fiction tout en continuant d'interroger l'acte de création artistique et son essence : celle de raconter des histoires. Metro a eu la chance de rencontrer un auteur profond et terriblement sympathique.

Après avoir écrit des livres sur comment faire de la BD, voici un livre sur l'acte artistique en général. Pourquoi ?

« Duchamp disait que l'art l'intéressait de moins en moins, mais l'artiste de plus en plus. Ce livre parle plus du désir de faire de l'art que l'art en lui-même. Je me suis intéressé à mon artiste et à son désir : pourquoi veut-il ce qu'il veut ? Que fait-il avec ce désir ? »

Est-ce un désir égoïste ?

« Là est la question de ce livre. Est-ce que ce désir est pollué par le fait qu'il ne peut pas voir l'art comme quelque chose qui n'est pas lui ? Ou l'œuvre d'art constitue-t-elle une chose qui échappe à l'artiste ? »

Vous nommez votre héros David Smith, un nom assez commun aux États-Unis. N'est-ce pas paradoxal avec son désir absolu de se démarquer ?

« David Smith était aussi un vrai sculpteur. Dans le livre, David veut sortir de la masse par son art. Mais même son nom le noie au milieu de beaucoup d'autres. Il n'est qu'un David Smith parmi tant d'autres dans l'annuaire. »

Pourquoi avoir choisi la sculpture ?

« J'adore la sculpture et principalement l'installation ou ce genre de sculpture qui transforme l'entièreté d'une pièce. J'avais choisi la sculpture dès que j'ai commencé l'histoire et après je n'ai jamais remis ce choix en question. Parce que la première décision que vous prenez lorsque vous travaillez sur une fiction est une question que vous ne remettrez jamais en cause. Par ailleurs, le fait que mon personnage sculpte la pierre n'est pas innocent. C'est quelque chose qu'on ne fait presque plus. C'est à la fois obsolète mais c'est aussi la création de quelque chose de permanent. L'œuvre reste dans le monde presque comme une pierre tombale. Et c'est ce que mon personnage veut. »

Considérez-vous la ville, New York en l'occurrence, comme un personnage ou un environnement ?

« Un personnage, certainement. New York, tout comme mon protagoniste, aime se faire remarquer, attirer l'attention. En ce sens, New York est égoïste. Allez à l'Empire State Building qui fut pendant longtemps l'immeuble le plus haut de New York, vous trouvez dans ses intérieurs de nombreuses représentations de l'Empire State Building, en d'autres termes, des dessins de soi-même. C'est comme David Smith. Il souhaite signer sa propre image de peur de disparaître. Si l'art n'est pas égoïste, ce n'est pas vraiment de l'art. »

Le personnage de Meg souhaite aussi marquer l'art de son empreinte mais d'une autre façon. Que représente-t-elle ?

« Meg fut inspirée par mon épouse Ivy. Ce personnage souhaite faire du théâtre, qui est l'art du temporaire. Cela se produit et puis il n'en reste aucune trace, sauf dans l'esprit du spectateur. Meg sait qu'elle fera des choses qui ne resteront pas. Le contraire de David. »

David signe une sorte de compromis avec la mort. C'est une sorte de nouvelle version du mythe de Faust vu chez Goethe ou Marlowe. Ces artistes vous ont-ils inspirés ? 

« Non, ce n'est pas une histoire sur d'autres histoires. C'est pourquoi ici il s'agit d'un contrat avec la mort et non avec le diable, comme dans Faust. Quand vous signez un compromis avec le diable, plus l'histoire avance, plus l'idée d'une vie d'après émerge dans l'esprit du lecteur. Quand vous signez avec la mort, plus la lecture progresse, plus on sait qu'il n'y aura rien après la mort. Pour quelqu'un d'athée comme moi, c'est assez facile à concevoir. Mais pour d'autres, la propre conscience que rien ne survivra après la mort est un long chemin. »

Comment travaillez-vous sur un aussi long récit ? Faites-vous un story-board complet avant de vous lancer sur les planches finales ?

« J'ai écrit et dessiné le brouillon qui faisait plus de 500 pages. De relecture en relecture, j'ai élagué jusqu'à la forme finale. Je me fais également relire par beaucoup de personnes, dont mon éditeur Mark Siegel, mon épouse Ivy mais aussi d'autres dessinateurs. »

Vous alternez longues scènes dialoguées et de magnifiques passages silencieux. Vous qui êtes un spécialiste de la narration en BD, pour l'avoir presque théorisée, fonctionnez-vous comme un magicien qui mélange les ingrédients d'une potion ?

« Je fais en effet le parallèle avec le travail du magicien parce que nous travaillons sur l'attention, le ‘focus' des gens. Quand un magicien cache quelque chose dans sa main, toute l'attention se focalise sur ce qu'il tient dans sa main, et non sur ce qu'il se passe ailleurs. De la même façon, mon travail consiste à donner envie de continuer la lecture, même si l'on fait autre chose entretemps. »

Dans l'album, Meg demande à David de ne pas trop réfléchir à ce qu'il fait. Êtes-vous vous-même un cérébral, quelqu'un qui réfléchit trop ?

« (rires) Quand j'écris une histoire, je me laisse aller, je nage dans celle-ci pour essayer d'en approcher le fond. Mais ce n'est que la moitié du travail. Il faut ensuite se souvenir que c'est quelque chose que l'on partage. Ce sont un peu les deux facettes de ma personnalité. D'abord, je rêve de l'histoire, souvent en écoutant beaucoup de musique et en lui faisant jouer sa propre partition. Ensuite, je structure l'histoire, et là, je m'enlève toute cette musique. À ce moment-là, j'ai besoin d'être froid et analytique sur ce qui doit être fixé. »

Considérez-vous l'artiste comme un être responsable de ce qu'il transmet ?

« Être artiste, c'est être en partie irresponsable. Les artistes politiques ont une responsabilité du message qu'ils transmettent, mais ce n'est qu'une partie de leur travail. Ils utilisent l'art pour ce message. La seule responsabilité de l'artiste, selon moi, est d'être lui-même. En ce qui me concerne, je pense toujours au lecteur quand j'écris parce que raconter des histoires ne peut être complètement un art égoïste. La bande dessinée est un partenariat avec le lecteur. Faire de la BD n'est pas utiliser de l'encre et du papier, ou bien un ordinateur, mais c'est travailler avec les attentes du lecteur. Les traits et dessins dans cet album sont les outils qui donnent forment à ce que le lecteur a dans son esprit. »

Nicolas Naizy

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En quelques lignes

En maître de la narration, Scott McCloud aime faire perdre ses repères tant à ses lecteurs qu'à ses personnages. Sculpteur largué au 36e dessous, David Smith se voit offrir un don unique de sculpter la pierre à mains nues. Seule contrepartie : il ne lui reste que 200 jours à vivre. En acceptant ce contrat, il ne s'attend pas à découvrir l'amour avec Meg, jeune comédienne tout aussi larguée mais bouffée d'air frais dans la vie de l'artiste torturé. Comment peut-il conjuguer sa recherche de l'œuvre ultime et les derniers jours de bonheur auprès de la femme de sa vie ? Ce questionnement constitue le fil rouge de ce récit fluide, malgré ses aspects cérébraux. Scott McCloud dresse une incroyable fresque sur le désir de faire de l'art et celui de vivre pleinement sa vie. Son dessin au premier abord classique recèle des effets subtils et une recherche constante de capter l'attention du lecteur alternant instants réalistes et fantasmés. Un roman graphique riche et profond qui parvient à toucher à des questions essentielles avec les moyens graphiques, d'apparence seulement, les plus simples.

« Le Sculpteur », de Scott McCloud, éditions Rue de Sèvres, 496 pages, 25 €

5/5