Christine Ockrent évoque le système Poutine et la crise ukrainienne

par
Laura
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Bruxelles La journaliste et écrivain, Christine Ockrent, connue notamment pour son émission «Affaires étrangères» sur France Culture, présente son nouveau livre «Les oligarques. Le système Poutine». À l'heure où la crise ukrainienne est à la une de l'actualité, elle tente d'apporter un éclaircissement du système politique russe qu'«on n'a jamais vraiment bien compris».

Dans votre livre, vous expliquez comment notamment la nouvelle oligarchie mise en place par Poutine lui permet de garder la mainmise sur le gaz et le pétrole, qui constitue 67% de l'exportation du pays.

«Cette mainmise est indirecte. Il n'a pas signé un papier. Ce qui est très intéressant, c'est de voir comment le système des oligarques a changé progressivement avec Vladimir Poutine. Depuis 15 ans, le président russe a installé à la tête des secteurs clés de l'économie russe ses proches qui sont tous des anciens du KGB, presque tous de Saint-Pétersbourg, sa ville natale.»

Ce sont ces oligarques qui ont été directement frappés par les sanctions occidentales lors de l'annexion de la Crimée.

«En effet, pour la première fois, ce sont des gens qui sont touchés par des sanctions. Ça démontre bien la nature même du système de pouvoir de Poutine. Washington et Bruxelles ont jugé bon de riposter de la sorte. C'est comme si, en Belgique, on frappait nommément et individuellement le patron des chemins de fer, des télévisions publiques, de telle ou telle banque ou encore de telle ou telle compagnie d'électricité.»

Cette riposte occidentale va finalement servir les intérêts du Kremlin.

«On n'a jamais vraiment bien compris le système russe et le rapport des Russes au pouvoir. Depuis les tsars, les boyars, le système communiste, le pouvoir fait peur à la population car il peut tuer, envoyer en camp ou en prison. Après les sanctions annoncées, quand Poutine reçoit tous ces types richissimes -qui ont des énormes propriétés à la Côte d'Azur, leurs habitudes à Chypre ou à Londres-, il leur montre à quel point ça peut être dangereux pour eux de dépendre des marchés financiers européens. Il leur demande de réinvestir au pays, de rapatrier leurs avoirs dans la mère-patrie. On voit que la notion du patriotisme est très forte. Poutine les rappelle au pays.»

En Ukraine également, on retrouve un système oligarchique.

L'Ukraine, comme les républiques d'Asie centrale, faisait partie de l'Union soviétique. Elle a vécu les mêmes transformations, à l'échelle plus petite. Des transformations toujours liées au secteur de l'énergie, du gaz et du pétrole. L'Ukraine est géographiquement placée au cœur du continent, c'est par là que passent les gazoducs. La Russie n'existe que si elle exporte son gaz. L'Ukraine est donc un point de passage obligé. Le système ukrainien a été en quelque sorte calqué sur celui de la Russie, avec un système d'oligarques comme le président Porochenko, Ioulia Timotchenko qui a commencé comme oligarque du gaz, etc. Il y a également énormément de corruption en Ukraine. D'ailleurs, quand il y a eu les dernières élections, les militants anti-corruption jetaient physiquement les oligarques notoires dans les bacs à ordure.»

Le président ukrainien est lui aussi un oligarque. Cela peut-il servir le discours de Poutine ?

«C'est un argument qui consiste à dire ‘ Moi, Vladimir Poutine, j'ai maîtrisé ces oligarques que vous autres Russes, vous haïssez parce que pendant que vous creviez de faim, ils nageaient dans l'opulence. Je vous démontre d'ailleurs à chaque occasion qu'ils dépendent de moi.' De plus, il y a un autre argument qui consiste à démontrer que les oligarques qui atteignent le pouvoir en Ukraine se déchirent au point d'en arriver à une guerre civile. Bien évidemment, c'est un argument tiré par les cheveux parce qu'il faut savoir, que le président actuel Porochenko, un oligarque du chocolat qui possède également une télévision, s'est rangé dès les premiers troubles en Ukraine, il y a un an, du côté des proeuropéens, du côté des démocrates. D'autres oligarques ont eu des rôles bien plus ambigus. »

Quelles sont les relations entre Porochenko et Poutine?

«Ils se parlent en russe. En même temps, ils ont besoin d'interlocuteurs. À partir de là, Porochenko a été, à mon sens, ferme et assez habile. À condition que les Occidentaux fassent autre chose que du soutien verbal. Et ce qui est difficile, c'est que pour sauver l'Ukraine, il faudrait investir des milliards.

Ce dimanche, un nouveau rebondissement dans la crise ukrainienne a eu lieu avec le vote des séparatistes. Selon vous, quelle sera la réaction de Poutine?

«On peut penser que Poutine a eu ce qu'il voulait avec l'annexion de la Crimée. Maintenant, c'est un fait acquis. Plus personne n'imagine que la Crimée va retourner dans le giron ukrainien. En ce qui concerne l'Est où il y a en gros les richesses sidérurgiques et minières, même si ce n'est pas pour l'instant des plus florissants, et quelle que soit l'illégitimité des élections de ce 2 novembre, on peut penser qu'il y aura la mise en place d'un certain système d'autonomie. Et, c'est ce que veut Poutine. Mais on n'est jamais à la merci d'incidents et de catastrophes telles que celles de juillet dernier avec le Boeing de la Malaysia Airlines.

Comment expliquer que l'Union européenne a une politique assez frileuse concernant Poutine?

«Les différents membres de l'UE n'ont pas tous les mêmes intérêts et les mêmes besoins en énergie. Malheureusement, l'UE n'a jamais pu mettre au point une politique commune de l'énergie. Les Allemands ont besoin du gaz, les Néerlandais exportent le gaz par le port de Rotterdam, l'Italie a besoin également de gaz, etc. De plus, il n'y a jamais eu de politique étrangère commune. C'est même le grand manque de l'UE. Pendant la crise, on a bien vu comment les ministres polonais et allemands se sont démenés. Poutine a par ailleurs joué avec ces différences de position. Il a besoin de vendre, même s'il essaie de pivoter vers la Chine.»

Les Russes sont-ils fiers du maître du Kremlin?

«Quand Poutine est arrivé au pouvoir en 2000, il a dit aux Russes: ‘Avec moi, il n'y aura plus d'attentats, plus de guerre en Tchétchénie, plus des dizaines de morts dans le métro. Vous aurez peut-être un peu moins de liberté mais vous aurez la sécurité.' Ensuite, comme toute l'économie russe dépend des matières premières, il passe un second contrat avec les Russes: il leur promet l'enrichissement. Effectivement, une classe moyenne russe apparaît et cela fonctionne jusqu'à la crise financière de 2008. Toutefois, Poutine se rend compte que quand il se représente pour se faire élire en 2012, il y a des manifestations dans les grandes villes. Car tous ces gens qui vivent mieux veulent maintenant un peu plus de libertés. En parallèle, le coût des matières premières baisse. Donc, il doit inventer autre chose: la grande aventure nationaliste de la fierté slave russe perdue, l'annexion de la Crimée, l'exaltation des valeurs orthodoxes, la dénonciation de la décadence de l'Europe et de l'homosexualité. Par ailleurs, il y a une idéologie russe qui séduit chez nous également, dans les milieux d'extrême droite tels que le FN ou le Vlaams Belang. Ce troisième contrat est donc cette fierté retrouvée, une dimension que nous autres en Europe on a complètement sous-estimée et pas comprise.»

 

Maïté Hamouchi

«Les oligarques. Le système Poutine», de Christine Ockrent, Edition Robert Laffont, 370 pages, 21€