Jean-Charles de Castelbajac : « Chaque vêtement est habité d'une histoire »

par
Maite
Temps de lecture 5 min.

 

Le styliste et artiste Jean-Charles de Castelbajac s'est replongé dans cinq décennies d'archives, de collections, de défilés et de souvenirs pour nous faire découvrir l'ensemble de son univers.  Un univers peuplé de rencontres plus illustres les unes que les autres, et irradiant de mille couleurs.

 

N'était-ce pas trop difficile de se replonger dans un demi-siècle d'archives pour cet ouvrage ?

« Pas du tout ! Ce livre n'est pas empreint de nostalgie. Ce n'est pas une somme de tout mon travail. J'avais surtout l'envie d'expliquer mes bases. Comment un jeune homme de 17 ans a inventé son monde, venant d'une famille qui ne faisait pas de mode, et qui en plus n'a pas eu d'enfance puisque j'étais dans des collèges militaires. Donc, j'ai volé, j'étais un pirate… J'ai pris Picasso, Miro, Walt Disney. J'ai pris les rayures des uniformes de la marine. Et j'ai constitué mon royaume. Et ce livre est un peu l'histoire ce royaume. Mon royaume, c'est les autres, les rencontres. Mais aussi me mettre en danger avec d'autres chevaliers, avec des gens hyper-talentueux comme Robert Mapplethorpe, Cindy Sherman, Bettina Rheims, Oliviero Toscani, Peter Lindbergh, Malcolm McLaren, et aujourd'hui Beyoncé ou encore Lady gaga… A chaque fois, ce sont des gens habités par une vision. Auprès d'eux, je me suis mis en danger, et c'est l'histoire de ce danger que je raconte. Et l'histoire d'un partage. Et ce livre, je veux qu'il soit dans les écoles, les universités. Hier, j'ai vu une petite fille de six ans qui a passé une heure à tourner les pages. Ca me rappelle ce mot italien ‘la Sprezzatura'. C'est être le révélateur. Ce n'est en tout cas pas un livre de mise à distance. La mode, c'est un petit monde, une sorte d'aristocratie du moi, en quelque sorte. Mais ce n'est pas du tout ma manière de voir les choses. »

Ce qui frappe, c'est en effet cette myriade de rencontres. Et vous vous en êtes nourris un peu comme une éponge.

« Je dirais comme un aimant. Parce que l'éponge rend les choses exactement pareilles. L'aimant est plus fort, parce que chaque chose qui a convergé vers moi -tant les êtres que les idées que les styles- a été transformé. Si vous regardez le portrait de ces personnes, je n'ai jamais tenté de cacher leurs identités derrière mon travail. Par exemple, il y a une photo de M.I.A. avec une robe tigre. Je lui ai dit : ‘Je vais te faire une robe dédiée à ton peuple tamoul'. A chaque fois, il y a l'intention de participer comme le liquide qui révèle les photos. »

Avec Lady Gaga, vous parvenez à rehausser encore sa personnalité.

« En tout cas, je la rends visible. Par exemple, pour les JMJ avec Jean-Paul II, j'avais opté pour l'arc-en-ciel. Mais il y avait cette double interprétation du symbole de la paix et de la communauté homosexuelle. Cela a participé à quelque chose de l'ordre de l'apaisement, d'une reconnaissance. Donc, il y avait un sens politique et un sens poétique. »

Et un sens esthétique.

« Oui, bien sûr. Il y a la fonction et l'esthétisme. Mais jamais l'esthétique ne succombe à la fonction. Ni inversement d'ailleurs. »

S'il fallait définir votre art, on pourrait dire qu'il célèbre la vie.

« Oui, il célèbre la vie et l'invisible, parce que chaque vêtement est habité d'une histoire. Chacune de ces rencontres est habitée d'une âme. Beaucoup d'entre eux ont disparu, et pourtant ils restent tellement vivants. Mais vous avez raison, c'est une célébration de la vie. Et c'est ce que je voudrais inspirer à une génération en devenir. Je dis aux jeunes : ‘N'ayez pas peur'. Vous savez, moi j'ai eu la chance de croiser, à l'âge de 16 ans,  Raoul Haussman qui était un dadaïste. Il était en robe de chambre, dans la ville de Limoges, avec un monocle et des pantoufles. Il criait des borborygmes et il s'en foutait de ce que les gens pensaient de son art. Et moi, je n'ai jamais eu peur du regard des autres ni du ridicule. Et je pense que c'est le sens de ma vie. »

Et cela pourrait parler à la jeune génération ?

« Aujourd'hui, il y a un communautarisme, des groupes sociaux, les hipsters, etc. Et si j'emploie le mot ‘rock'n'roll', c'est parce que je veux retrouver des individus. On vit dans une société qui est habitée par une espèce de ‘timorité' au lieu de témérité. Mais il y a quand même beaucoup de talents. »

La couleur est primordiale dans votre œuvre.

« La couleur est inscrite dans mes gènes. Dans mes veines, il y a du sang bleu, du sang rouge et du sang jaune. C'est en moi. Ca a  été mon armure invisible, ma manière de me protéger. »

Vous vous êtes nourris d'autres artistes, mais c'est à votre tour d'être un phare pour la jeune génération.

« C'est un peu çà… Récemment, ma copine m'a demandé les deux choses que je voulais faire. Je lui ai répondu : peindre et être un phare, un homme public. Pas un homme exemplaire, mais donner cette impulsion. Je vois quotidiennement des jeunes de 15 ans qui me demandent sur Facebook ‘Comment puis-je faire' et qui ajoutent que mes posts sur Instagram leur donnent du courage. Et çà, c'est merveilleux. »

Sur la cover du livre, vous avez préféré ‘Fashion Art' au simple mot ‘Fashion'.

« Vous savez, quand je demandais à Ben de peindre sur mes robes en 1982, ou à Mappelthrope de faire mes invitations, c'était scandaleux. Quand  j'ai demandé à Malcolm McLaren de faire les musiques de mes défilés, les gens se demandaient ‘Mais c'est quoi çà ?'. Quand j'ai demandé une bande-son à Kraftwerk pour Max Mara en 1971 à Milan, les gens n'en revenaient pas. Ma vocation, ce n'était pas de faire du beau mais de créer le trouble, de dynamiter, et de faire sortir de leurs carapaces des gens qui sont dans une posture de censeur. »

Jean-Charles de Castelbajac « Fashion Art & Rock'n'Roll », éditions teNeues