Marek Halter : "Si Eve n'avait pas eu la curiosité de savoir, que serions-nous devenus?"

Une fois de plus, Marek Halter signe un superbe roman qui, à travers le portrait d'une femme, met en valeur toutes les autres. Avec «Ève», l'auteur conclut son cycle romanesque des héroïnes qui ont marqué les trois religions monothéistes. Et pour le terminer, il s'est penché sur la première femme, celle qui a donné naissance, qui est à l'origine de la connaissance, celle grâce à qui l'Homme n'est pas resté inculte dans son ‘jardin d'Eden'.
par
Maite
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Votre roman s'appelle «Ève». Il aurait bien pu s'appeler Nahamma puis que c'est ce personnage que l'on suit tout au long de votre livre.

«La référence reste Ève. Tout commence par Ève, c'est en tout cas ce que prétendent les trois religions monothéistes. On part du principe qu'il y avait un couple au commencement: Adam et Ève. ‘Hawwa' en hébreu veut dire la vivante. Dans ce livre, je raconte aussi une période d'une violence inouïe qui n'est pas sans rappeler celle que l'on connaît aujourd'hui au même endroit sur le plan géographique. Nous nous retrouvons dans le même espace. Cette violence serait, nous dit-on depuis des millénaires, la conséquence de la faute du premier couple. En fait, de la première femme. En réalité, ce sont les chrétiens qui ont ménagé Adam.»

Adam, l'homme parfait.

«Oui, l'homme parfait. En plus, les chrétiens ont même mal traduit le texte hébreu. Au départ, on dit que Dieu a créé Adam et Ève côte à côte. Les chrétiens ont traduit cela par ‘de la côte d'Adam'. Quand vous allez à la Chapelle Sixtine à Rome, vous voyez une fresque magnifique de Michel-Ange sur laquelle on voit Ève sortir de la côte d'Adam. Cela change tout. Ça voudrait dire que, comme l'homme aurait pris un morceau de sa chair pour créer la femme, elle lui appartiendrait. Il aurait donc droit d'en faire ce qu'il veut.»

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Dans votre roman, Ève dit à Adam qu'on a beau regarder sa côte, on ne voit rien.

«Oui, on ne voit rien. Il faut savoir que quelques pages plus loin dans la Genèse, il est écrit: ‘Hommes et femmes, Il les créa'. Ce qu'il veut dire qu'Il a créé deux êtres autonomes. Ce n'est certainement pas l'un qui est sorti de la chair de l'autre. Quand il faut trouver un fautif, il est préférable d'incomber la faute à la femme.»

Pourquoi ne pas avoir directement conté l'histoire d'Ève?

«Pour deux raisons. Sur le plan littéraire, c'est plus fort de commencer par les conséquences et remonter vers la source, vers ceux qui ont provoqué le cataclysme. Ensuite, pour des raisons pratiques, ce qu'il y a sur Ève dans la Bible et dans les commentaires ne suffisait pas pour écrire tout un livre. Ou alors j'aurais dû inventer. Et je n'aurais pas pu jeter sur cette histoire un regard contemporain sur ce qu'il se passe à Alep.»

Avez-vous écrit ce livre pour avant tout en donner une dimension contemporaine?

«Je dis toujours: ‘Un homme qui ne sait pas d'où il vient ne sait pas où il va'. Le monde change constamment. Ce qui ne change pas, c'est nous, c'est l'homme. Dans 20 millions d'années, il y aura toujours un petit Roméo pour dire ‘Je t'aime' à la petite Juliette. C'est fabuleux! Les désirs, l'amour, la haine, ça ne change pas. En partant de ce principe, si on découvre ce qu'il s'est passé il y a 10.000 ans, ça peut toujours nous servir. Quand on regarde le couple Adam et Ève, cela ressemble aux couples actuels.»

Le monde barbare que vous décrivez est une référence à ce qui se passe aujourd'hui en Syrie et en Irak avec le groupe terroriste État islamique?

«Quand l'Homme a eu accès à la connaissance, il n'est pas devenu meilleur. Il a appris qu'il y avait certaines choses qu'il ne fallait pas faire. Prenons l'exemple du procès de Nuremberg, aucun accusé ne s'est levé en disant ‘Oui, je l'ai fait'. De quoi ont-ils eu peur? D'un regard. Victor Hugo disait que dans la tombe, l'Œil regardait Caïn. C'est notre conscience. L'homme qui commet le crime cache le crime. C'est ça la force du savoir. L'homme qui sait faire la distinction entre le Bien et le Mal, on peut lui parler. On ne peut pas parler à quelqu'un qui vit seulement avec ses pulsions, qui pense que Dieu lui a demandé de tuer, qu'il sera absous une fois le crime commis. Il y a aucun moyen humain d'échanger avec lui. Le savoir est important.»

Dans votre roman, le savoir, on l'atteint grâce à Ève, grâce à une femme.

«Imaginons qu'Ève n'ait pas eu la curiosité, ni le courage de savoir. Que serait-on devenu? Bien sûr, le savoir n'est pas innocent. Il faut donner de soi. Un enfant peut râler quand il va à l'école mais il est content d'apprendre. Sans ces connaissances, il ne serait qu'un idolâtre. Il ne pourrait que tuer. Ève ouvre un chapitre important de l'humanité.»

Votre personnage dit qu'il ne regrette pas le jardin d'Eden car il ne voulait pas être ignorante.

«C'est exactement pour cela que ce personnage est extrêmement important. Il a été beaucoup peint. Mais personne ne la peint comme une vraie révolutionnaire. C'est grâce à elle que nous avons aujourd'hui la liberté de penser. Il fallait que je commence par montrer le résultat, par ceux qui ont subi les conséquences de ses actes. Ceux-là même qui lui demandent des comptes. Je la mets face à l'histoire qu'elle a engendrée elle-même. Elle répond qu'on veut toujours faire culpabiliser la femme!»

Dans votre roman, les générations veulent rencontrer leurs ancêtres pour connaître la vérité.

«Ils ont modifié les projets de l'Éternel. Caïn était condamné à errer pendant sept générations. Pour pas qu'il soit tué, Il lui a fait pousser une corne afin d'être reconnaissable parmi tous. Une manière de montrer également que Caïn avait des pulsions animales. Mais à cause de cette corne, Lemech pense qu'il est face à une bête et la tue, une génération avant la prédiction. Tout est modifié. Les hommes et femmes de la 7e génération commencent à se poser des questions. Si l'Histoire s'était accomplie comme elle avait été prédite, peut-être n'y aurait-il plus eu de violence.»

Le fil rouge de votre roman, c'est donc Nahamma, la future femme de Noah (Noé).

«Elle est la descendante de Caïn. Noah est, quant à lui, l'arrière-petit-fils de Seth, qui est le troisième fils d'Adam et Ève et qui devait remplacer Abel tué par Caïn. Noah et Nahamma ont eu trois fils. Il y a une formidable scène dans la Bible que je ne mentionne pas dans mon roman. Un jour alors que Noah est saoul, il s'endort dénudé. Un de ses fils va chercher les deux autres pour se moquer de leur père en indiquant son sexe. Il sera puni par Dieu. La Bible, en réalité, nous résume tous les problèmes qui sont aujourd'hui les nôtres pour que nous puissions en tirer une leçon.»

«Ève», de Marek Halter, éditions Robert Laffont, 360 pages, 21€ 5/5