Cours de philosophie et de citoyenneté: Quelles sont les valeurs essentielles à enseigner?

Abdennour Bidar est philosophe et haut fonctionnaire français dans le domaine de l'éducation nationale. Dans la même idée que le cours de philosophie et de citoyenneté en Belgique, un enseignement moral et civique a été créé en France en 2015. Quelles valeurs essentielles peut-on partager? Le philosophe a plongé dans les grandes références d'Orient et d'Occident pour en ressortir 30 valeurs communes à toutes les civilisations.
par
Maite
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En Belgique, un nouveau cours a vu le jour dans l'enseignement primaire. Il se nomme «cours de philosophie et de citoyenneté».

«Le fait qu'il y ait le terme ‘philosophie' me plaît assez bien. Qui dit philosophie, dit questionnement. Chez nous, c'est la morale qui est mise en avant. Et avec la morale, on a l'impression qu'on va nous enseigner des vérités, des maximes et des préceptes tous faits. Dans mon livre justement, j'ai voulu proposer une interrogation morale sur un mode philosophique, c'est-à-dire construit à partir du questionnement.»

D'après les premiers chiffres livrés par le ministère belge de l'éducation, seulement 6,55% des élèves ont choisi de prendre une deuxième heure de ce cours. C'est peu.

«Cela ne m'étonne pas. Aujourd'hui, la notion de citoyenneté paraît abstraite pour les enfants. Pour les parents, cela paraît dénué de sens. Il y a aujourd'hui une incrédulité générale sur la démocratie et son fonctionnement, c'est-à-dire sur la réalité de la citoyenneté. On a l'impression que l'exercice de la citoyenneté est complètement factice dans une démocratie où les élites apparaissent coupées des citoyens. Par ailleurs, les parents ont l'impression que c'est du côté de la morale et de la religion que se posent les vraies questions. Il faut trouver un lien entre l'éthique, le politique et le spirituel."

 

La grande question que l'on se pose actuellement en France est de savoir comment enseigner la morale à l'école?

«Il y a une option que l'on a éliminée d'emblée: c'est celle d'enseigner la morale comme un ensemble de vérités toutes faites sur le bien et le mal, comme on a fait autrefois à travers de grandes maximes de vertus. Ce qu'on a essayé de faire aujourd'hui, c'est d'éveiller l'élève à un questionnement moral. On l'incite à se positionner personnellement sur un éventail de grands sujets: du pardon, à l'humilité en passant par le courage, la persévérance, etc. L'idée est que chaque élève soit initié à ce questionnement et se demande ce que lui pense. Nous partons du principe que cela doit se passer en groupe, en classe, comme une communauté de recherche.»

On ne parle donc pas ici d'un apprentissage de connaissance classique.

«Non, ici la volonté est de chercher ensemble à élucider une question morale et à comprendre la complexité d'une telle question. Prenons comme exemple le pardon. On se rend compte qu'il n'est jamais simple de pardonner. Quand on nous a blessés physiquement, peut-on pardonner? Peut-on exiger de l'autre qu'il nous pardonne alors que nous-mêmes nous l'avons blessé? Il n'y a pas de vérités absolues là-dessus. C'est chacun en son âme et conscience de savoir ce qu'il peut faire et ce qu'il ne sent capable de faire.»

Au bout d'un an, avez-vous déjà tiré un premier bilan de cet enseignement moral et civique?

«Un an, c'est trop court. Ce sont des politiques éducatives qui ne peuvent faire l'objet d'un bilan qu'à long terme.»

Quels sont les outils mis à la disposition des professeurs?

«La question la plus urgente à l'heure actuelle est de savoir s'ils ont les bons outils à leur disposition. C'est pour cela que j'ai écrit ce livre. Il y a deux publics: le grand public -on se demande aujourd'hui avec beaucoup d'incrédulité quelles sont les valeurs à partager- et les professeurs -car ils sont confrontés à prendre en charge cet enseignement moral. Dans ce livre, j'ai essayé de donner deux types d'outils. Le premier concerne le questionnement: comment peut-on se questionner sur l'humilité? Le courage? La tolérance? Le second est de ne pas seulement donner des références occidentales. Il y a une morale en Inde, en Chine, dans le monde musulman, etc. Nous vivons dans une société multiculturelle. Il faut donc citer tout le monde. Nous n'avons pas tous les mêmes références, origines, croyances. C'est donc important d'ouvrir au maximum dans un traité moral le champ des références éthiques. Hier comme aujourd'hui, les grands esprits se sont concentrés sur quelques questions fondamentales. Quelles que soient nos origines, nous sommes tous confrontés aux mêmes questionnements.»

Certains intellectuels trouvent que vous êtes trop idéaliste.

«Je pose une question très simple: avons-nous un plan B? Nous vivons dans une société multiculturelle. Pourtant, l'état du ‘vivre ensemble' est catastrophique. Nous vivons dans une société où le chacun chez soi, l'indifférence, l'égoïsme et l'individualisme règnent. Notre système même conditionne à cela. Pour arriver à vivre ensemble, il faut une réflexion morale et collective. Je le dis au contraire avec un réalisme de fond. Avons-nous un autre choix que de revenir sur des valeurs qui nous rassemblent? Si nous ne le faisons pas, vers quoi allons-nous? Pour moi, ce que certains appellent du réalisme, c'est du défaitisme et de l'inconscience.»

«Quelles valeurs partager et transmettre aujourd'hui?», d'Abdennour Bidar, éditions Albin Michel, 272 pages, 18€