Au théâtre cette semaine - Le 22 avril 2016

par
Nicolas
Temps de lecture 2 min.

Place à l'étrange pour mieux parler de nos réalités sur les scènes cette semaine.

Tristesses (une comédie)

Tristesse est une île danoise. Seuls huit habitants y vivent depuis la fermeture des abattoirs, unique poumon économique local. Un bourgmestre tyrannique (Jean-Benoît Ugeux) tétanise son épouse (Anne-Pascale Clairembourg) et ses deux filles. Un pasteur craintif (Vincent Lécuyer) vit dans l'ombre de sa femme de caractère (Catherine Mestoussis). Et dans la troisième maison, un couple âgé survit. Il forme en quelque sorte une famille aux liens scellés par le destin tragique de ce bout de terre isolé sous un ciel gris et battu par les vents. Le suicide de la doyenne, vieille gloire de la gauche progressiste, va venir bouleverser le semblant d'équilibre de cette autarcie pesante. Avec une élément extérieur en plus : l'arrivée de la fille de la défunte (Anne-Cécile Vandalem), quant à elle politicienne en vue, et responsable d'un parti d'extrême droite. Plus que pleurer sa mère, cette espèce de Marine Le Pen danoise, fierté de son père (Bernard Marbaix), se risquera à réveiller de vieux fantômes avec un objectif bien précis.

Ph. Phile Deprez

Un drame familial, une comédie politique, un suspense policier... Anne-Cécile Vandalem joue avec les codes des grands genres fictionnels dans une saga soufflante d'actualité. À l'heure de la montée des populismes et des extrêmes droites décomplexées, la metteure en scène et comédienne décortique subtilement, avec sa parfaite maîtrise de techniques scéniques, ce qui menace nos démocraties perdues : la tristesse des peuples. Dans ce petit village reconstitué sur le plateau, où tout se déroule au ralenti, la mélancolie habite les intérieurs autant que la vie en communauté. Pour capter ces deux réalités, Vandalem crée une véritable théâtre-cinéma plongeant l'objectif de la caméra au sein même des foyers, où s'expriment les frustrations. La fluidité entre les images tournées en direct et le jeu sur scène est époustouflante et maintient une tension constante. Prenante, la musique exécutée sur scène l'est tout autant, grâce notamment à l'intégration des musiciens dans ce ballet. Ils évoluent comme des spectres : électro, rock et opéra appuient les émotions et rappellent le poids du passé.

Ph. Phile Deprez

Superbe dans sa production, « Tristesses » fascine par son analyse subtile de la manipulation des masses par des politiques abjectes, une vraie corruption des peuples montée comme une histoire vraie dans un futur proche. La réalité se pare d'étrangeté (à la Lars Von Trier de « Dogville ») grâce à la parfaite alchimie d'interprétations au cordeau et d'ambiances lumineuses et sonores qui vous clouent à votre fauteuil. Attendu au Festival in d'Avignon cet été et en tournée chez nous, ce spectacle se révèle comme une des plus belles réussites de cette saison. À ne pas manquer !

L'installation « Still too sad to tell you » d'Anne-Cécile Vandalem, en lien avec ce spectacle est également visible à la Bellone (rue de Flandre à Bruxelles) jusqu'au 23 avril.

Warda

C'est chez Michel Foucault que l'auteur québécois Sébastien Harrisson trouve le fond de son texte « Warda ». En 1967, le philosophe français développe le concept d'hétérotopie, « espace autre » comme il définit ces réalités échappant à une seule logique. Il s'agit surtout de nos parts intimes qui fonctionnent d'elles-mêmes, nous échappent et pourtant nous construisent.

Ph. Alessia Contu

Pour la mettre en scène, le dramaturge suit l'étrange rencontre d'un jeune businessman pressé (Hubert Lemire) avec un jeune Maghrébin (Salim Talbi). Sous couvert d'une banale vente de tapis oriental, cet interlocuteur inattendu lui rappelle l'histoire de Warda, jeune héroïne d'une sorte de conte des mille et une nuits, qui va déclencher une véritable quête initiatique chez notre protagonistes. De rencontres en discussions, la réalité palpable se dissout autour de ce cartésien. Le voilà prisonnier d'un labyrinthe émotionnel.

Aussi labyrinthique que soit cette intrigue, Michael Delaunoy, metteur en scène qui se voit confier ce texte, choisit de ne la placer que dans une seule pièce élégante et lumineuse, ne changeant que par la réalité qui l'habite. Le spectateur est face à une véritable quête identitaire, sexuelle, personnelle, qui le perdra peut-être mais le tiendra en haleine grâce à une distribution qui ne lâche jamais le fil de l'intrigue et à l'humour distillé par le personnage campé par Mieke Verdin, une auteure de théâtre apparaissant en avant-scène, observatrice de ce qui arrive à notre jeune héros. On se laisse doucement porter par l'atmosphère qui remet en cause notre perception du monde, même si les concepts philosophiques que la pièce exploite n'apparaissent qu'en filigrane.

Obsolète

La planète va mal, on est en tous conscients. Et pourtant, on semble impuissants. Bassinés par des conseils conso parfois contradictoires et souvent hautement anxiogènes, ne sommes-nous pas poussés à ne pas agir ? C'est ce drôle de paradoxe que le trio du collectif Rien de Spécial prend à bras-le-corps. Fidèle à leur esprit bricoleur forceur, Alice Hubball, Marie Lecomte et Hervé Piron mettent joyeusement sur le grill nos habitudes de consommation et les discours écolo. N'avez-vous pas honte de porter une paire de jeans à la mode alors qu'il aura fallu quelques bons mètres cube d'eau maintenant polluée pour le confectionner ? On nous dit de manger cinq fruits et légumes par jour. Mais oseriez-vous vraiment toucher et avaler une pomme qui a subi 24 traitements chimiques pour devenir si ronde et si brillante ?

Ph . Alice Piemme

Mieux vaut rire de nos travers qu'en pleurer, semblent nous dire les trois comédiens qui n'hésitent pas à pointer du doigts leurs propres comportements. Pourtant la culpabilisation du citoyen semble bien le rendre inactif. C'est ce second degré et un humour visuel appuyé qui nous a séduits dans cette nouvelle création de Rien de Spécial, plus rythmée que leur précédent « In Vitrine ». Passant de la démonstration un peu barrée à de la science-fiction artisanale, le trio semble avoir trouvé un certain équilibre dans son langage scénique et son ton, fait d'ironie et de maladresse orchestrée.

En bref

Ph. Véronique Vercheval

Housewife – Que fait une femme au foyer dans l'attente du retour de son mari ? Elle cuisine et chérit son intérieur mais aussi elle déprime, elle s'exprime et elle est en colère. Pour sa première création, Morgane Choupay choisit un texte de la Néerlandaise Esther Gerritsen pour nous parler de ces Desperate Housewives. Dans sa bicoque bourgeoise pourvue, l'électroménager s'anime au rythme des fantasmes enfin dévoilés de cette femme parfaite tout droit sortie de « Stepford Wives » d'Ira Levin. Si l'on peut douter de l'actualité du propos, au vintage renforcé par son esthétique sixties, on aime la scénographie et l'ambiance sonore déployée en live par le duo Ployboy. Le trio sur scène exécute ses déplacements de manière géométrique dans cette réalité claustrophobique, alors que l'héroïne n'a qu'à seule rêve : sortir du cadre qui la contraint. Jusqu'au 23 avril au Théâtre National.

Nicolas Naizy